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grandeur de nos destinées, et cette immortelle vie, objet de son effroi, lui devient si précieuse qu’il invoque des argumens tout nouveaux pour convaincre ceux qui ne peuvent y croire. Newton a découvert la loi de l’attraction et révélé une partie de la splendeur des cieux ; vienne aussi le Newton de l’âme humaine, « et tous les cieux seront ouverts. » Ce Newton, ce Dante de l’humanité moderne, ce révélateur qui montrera scientifiquement l’évolution des âmes vers Dieu, qu’importe qu’il ne puisse pas venir ? L’appeler de la sorte, c’est faire acte de foi, c’est aussi ajouter une preuve à des preuves séculaires, puisqu’il est certain que cette aspiration universelle des âmes gémissantes est pour l’humanité, dès cette vie d’ici-bas, une prise de possession de l’existence infinie. Si M. Sully Prudhomme était spécialement philosophe, il aurait d’autres argumens encore à faire valoir, et sans doute il n’oublierait pas ceux que fournissent le principe du mérite et du démérite, la nécessité d’un jugement moral infaillible, l’impérieux besoin de perfection qui est le fond de notre être, en un mot l’insuffisance si manifeste de cette vie « où il n’y a en toute chose que des commencemens. » Poète délicat, il a des argumens d’un autre ordre, argumens gracieux et fantasques dont il tire le meilleur parti. Qu’on lise la jolie pièce intitulée les Yeux.

Comment donc, après avoir parlé de Dieu comme du centre autour duquel graviteront éternellement les âmes, après avoir chanté les yeux des fils de l’homme, les yeux si beaux, si vifs, si avides de voir, les yeux que charmait l’aurore, que les étoiles émerveillaient, et qui certainement se sont ouverts derrière la tombe à des spectacles plus magnifiques, — comment donc le poète ose-t-il pousser des cris de colère contre celui qui a créé ce monde d’amour et d’enchantemens ? Il lui reproche son indifférence, il l’accuse, et dans une pièce très belle, d’être demeuré impassible pendant que le Christ expirait sur la croix. Il ose lui dire : Reste dans ta solitude altière, ô maître indifférent ! Je ne veux pas te connaître. Qu’y a-t-il de commun entre toi et nous ?

Tes puissans bras sont faits pour ceindre l’univers,
Ils sont trop étendus pour une étreinte humaine,
Nul n’a senti ton cœur battre en tes flancs déserts.

Rassurez-vous ; ce n’est pas le Dieu vivant qui est blasphémé ici. Que le poète le sache ou non, cette invective est chrétienne. Je vois bien que dans sa colère il s’en prend aux ascètes, aux purs esprits, aux rêveurs de paradis sans joies humaines, à ceux qui, comme le personnage de Molière, enseignent à n’avoir d’affection pour rien. Qu’importe ? Une belle âme chrétienne de nos jours a