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récit, la lenteur des détails, qui refroidissent ces œuvres laborieuses ? Certes le roman versifié de Julie et Trèbor paraîtra bien prolixe, si l’on se rappelle que Goethe a traité le même sujet en quelques strophes de feu dans sa Fiancée de Corinthe. On regrettera aussi ce qu’un poète comme Alfred de Musset par exemple aurait tiré en deux ou trois pages de la donnée hardie et brillante du. départ d’Ixion. Je ne pense pas toutefois que l’abondance et le fini des détails aient produit cette froideur du tableau : ce qui manque ici, ce n’est point l’art, c’est la flamme. L’artiste aura beau concentrer son œuvre : si l’homme n’y paraît pas, il aura perdu sa peine. Je disais tout à l’heure que la critique ne devait pas demander compte au poète de sa foi métaphysique ou religieuse ; c’est au poète lui-même de se demander à présent si des doctrines qui détruisent toute liberté, toute activité humaine, qui font de l’homme un misérable atome jouet de la vie et de la mort, n’éteignent pas aussi ce foyer d’où sort toute inspiration poétique.

Le jeune auteur d’un recueil intitulé Stances et Poèmes, M. Sully Prudhomme, nous signale bien plus vivement que M. André Lefèvre la crise que traverse la poésie de nos jours entre le panthéisme énervant et le spiritualisme libéral. Des instincts opposés se partagent son inspiration. Il cherche, il souffre, et son âme délicate rend des sons qui font vibrer la nôtre. Tantôt il se confond en quelque sorte avec le monde immense au point que sa pensée même semble lui échapper :

J’ai voulu tout aimer, et je suis malheureux,
Car j’ai de mes tourmens multiplié les causes ;
D’innombrables liens frêles et douloureux
Dans l’univers entier vont de mon âme aux choses.

Tout m’attire à la fois et d’un attrait pareil,
Le vrai par ses lueurs, l’inconnu par ses voiles
Un trait d’or frémissant joint mon cœur au soleil,
Et de longs fils soyeux l’unissent aux étoiles.

La cadence m’enchaîne à l’air mélodieux,
La douceur du velours aux roses que je touche ;
D’un sourire j’ai fait la chaîne de mes yeux,
Et j’ai fait d’un baiser la chaîne de ma bouche.

Ma vie est suspendue à ces fragiles nœuds,
Et je suis le captif des mille êtres que j’aime :
Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eux,
Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même.

Comment s’étonner après cela qu’il éprouve le dégoût de la vie, et que la mot toujours résonne à ses oreilles comme la menace d’un supplice sans fin ? C’est alors sans doute qu’il s’écrie : « Je suis épouvanté d’être homme ! » Bientôt pourtant il a compris la