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de recourir aux subtilités ? Quand on possède une langue si nette, si claire, quel plaisir peut-on prendre à ces ellipses bizarres, d’où la meilleure pensée ne sort jamais intacte ?

Un poète auquel il ne faut pas recommander l’ampleur des formes et la richesse des développemens, c’est M. André Lefèvre ; il en use et abuse. En revanche, on peut lui souhaiter quelque chose de l’ardente passion de M. Soulary. Ici, nulle flamme, nulle étincelle ; ce n’est pourtant pas la bonne volonté qui lui manque. Il voudrait être le chantre de la volupté, d’une volupté idéale, exquise, et on voit bien qu’il y a toute une philosophie dans ses vers. Rien de mieux ; la philosophie la plus haute, à ce degré de civilisation où nous sommes, peut payer son tribut à l’imagination du poète lyrique. Sophocle a profité de Platon, Racine et La Fontaine doivent quelque chose à Descartes ; Newton a inspiré Voltaire ; vers la fin du XVIIIe siècle, André Chénier a célébré, non pas tel ou tel système équivoque, mais l’ardeur générale des esprits, de même que la pensée de Hegel se retrouve transfigurée dans les strophes de Goethe : pourquoi donc le mouvement intellectuel de nos jours, les conquêtes de la science, l’étonnement des esprits, les luttes des doctrines contraires, ne fourniraient-ils point à un vrai poète des occasions glorieuses ? Le cosmos d’un côté, l’âme de l’autre, et Dieu par-dessus tout, voilà bien le domaine éternel de la poésie, un domaine qui s’agrandit sans cesse avec les progrès de notre race. Je ne lui demande pas, à ce poète que j’appelle, l’orthodoxie spiritualiste ou religieuse, je ne lui demande qu’une émotion sincère. Quel que soit le système qu’il adopte, s’il est vraiment poète, s’il est vraiment ému en face de ces spectacles sublimes, son émotion corrigera bientôt les erreurs de l’école. Lucrèce a beau chanter le nihilisme d’Épicure, la hauteur de son génie et l’essor naturellement religieux de son âme nous laissent une impression toute contraire à celle que produit le philosophe. Est-ce cette poésie-là, la poésie de l’âme, la poésie des émotions personnelles et ardentes, que M. André Lefèvre applique à la philosophie de nos jours ? Nullement ; c’est une inspiration de tête, calculée, combinée, toute factice : donnons-lui son vrai nom, c’est l’inspiration alexandrine. Ses maîtres s’appellent Lycophron et Callimaque.

M. André Lefèvre avait débuté, il y a trois ans, par un recueil intitulé la Flûte de Pan. Un berger, disait-il, aimait une vierge qui mourut avant de l’avoir aimé ; il coupa des roseaux nés sur sa tombe, et, les assemblant avec un peu de cire, en fit un instrument mélodieux pour chanter sa douleur. Il la chanta si bien qu’il devint bientôt un des terrestres génies, le génie à qui appartenait l’empire des forêts et des prairies au pied du vieil Olympe. Mer-