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batailles : prendre son ennemi corps à corps et le perdre avec soi ; il s’arrêta froidement à ce parti. Enfermé dans une maison de campagne qu’il possédait près d’Aquilée, il y commença la rédaction d’un mémoire justificatif qu’il intitula son Apologie, mais que les contemporains et la postérité ont appelé plus justement ses Invectives contre Jérôme. Il mit trois ans à ce travail, qu’il fit paraître fragment par fragment. Il le divisa en deux livres, auxquels il ajouta plus tard un supplément. Son but était double : se laver d’abord du crime d’hérésie, en rejetant sur Jérôme l’accusation dont, il était l’objet, puis déshonorer Jérôme lui-même et le rendre odieux par des imputations personnelles, tout en gémissant, disait-il, d’être obligé à de tels procédés envers un ami. Ce qui semblait l’avoir mis à bout de colère, c’était l’ironie hautaine avec laquelle Jérôme avait renié ses éloges : éloges compromettans pour lui-même, car à l’entendre c’était lui qui était l’orthodoxe et Jérôme l’hérétique, si un admirateur d’Origène pouvait mériter ce nom. Reprenant une à une dans son livre, comme il l’avait fait dans ses enseignemens clandestins à Rome, les citations de son adversaire qui prêtaient à sa thèse, il en faisait sortir avec un grand art des conclusions à sa guise. De cette façon les rôles changeaient ; le solitaire de Bethléem devenait l’hétérodoxe et l’accusé, Rufin l’orthodoxe et le juge. Tel fut le plan de son apologie, écrite d’ailleurs avec calme, déduite avec logique, et où l’emportement éclatait plus dans la pensée que dans les termes. Le prêtre d’Aquilée était, à tout prendre, un redoutable adversaire.

Quant aux personnalités, son libelle, que nous avons encore, en est plein, mais il y procède surtout par insinuation. Pour incriminer Jérôme, Rufin se sert de ses propres aveux, de mots échappés dans le laisser-aller de correspondances devenues publiques néanmoins. En parlant de son départ de Rome en 385, il s’arrête à temps pour ne pas armer contre lui les parens de Paula : il ne la nomme point. Dans les démêlés de Jérusalem, au contraire, il fait l’éloge de Mélanie, et reproche à Jérôme d’avoir insulté, en la retranchant de sa chronique, cette femme d’un caractère trop fier et trop élevé pour le sien. Il ramasse dans les fanges de la calomnie l’accusation de faux portée jadis par les apollinaristes contre Jérôme, au concile de 382, et qui avait tourné si pleinement contre eux ; il la reprend, en la lançant de nouveau avec des réticences et des enjolivemens odieux. Reprenant aussi la lettre à Eustochium, il en détache des mots d’une liberté énergique, et telle que la tolérait la langue latine, pour crier à l’obscénité. Jaloux surtout de cet immense savoir de Jérôme et de cette éloquence qui versait tant d’éclat sur les plus arides discussions de l’église, il s’arrête longue-