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hôpitaux, entretint des églises et des monastères de moines ou de vierges à Rome, et principalement sur la côte de Toscane. Elle bâtit aussi à Ostie un hospice pour les étrangers, et non-seulement elle soulageait de ses deniers les malades et les pauvres, mais elle les servait de ses propres mains, ne reculant pas devant les soins les plus abjects. Cette charité passionnée eût racheté chez elle de plus grands torts que les siens. Quant à son premier mari, l’histoire n’en parle plus, et il est à croire qu’elle ne retourna jamais à lui : l’église acceptait volontiers les séparations entre époux ; elle était même très disposée à les provoquer, quand la vie religieuse en devait être la conséquence.


I

Cependant le vaisseau qui conduisait Rufin en Italie, « vaisseau chargé de blasphèmes, » suivant le mot de Jérôme, avait pris terre à Ostie. S’il ne portait pas dans ses flancs « la peste et le poison pour la foi romaine, » comme on l’en accusait à Bethléem, il portait au moins la guerre, car Rufin était parti approvisionné d’ingrédiens théologiques propres à réveiller en Occident l’incendie assoupi en Orient. Il avait avec lui une collection des livres d’Origène et de ses principaux disciples. Ce n’est pas que Rufin se proposât de prêcher l’origénisme dans l’église de Rome à front découvert et de se faire martyr du confesseur de Césarée : ses allures étaient plus prudentes. Il se mit dès son arrivée à parler d’Origène et de l’origénisme, et à glisser dans ses discours quelques-unes des doctrines du maître, mais discrètement, sans fracas, et il le faisait (qui l’eût cru ?) sous l’autorité de Jérôme. Il avait extrait des ouvrages de cet ancien ami, surtout des premiers, composés au temps de sa grande ferveur pour l’exégèse orientale, tout ce qui avait couleur d’origénisme, et, rapprochant ou isolant les passages, tronquant les textes ou les altérant selon le besoin de la cause, il mettait Origène sous la protection de Jérôme. Avec une bonne foi apparente, Rufin travaillait à faire du chef des anti-origénistes d’Orient un chef d’origénisme en Occident. C’était le coup perfide que le réconcilié réservait à celui dont il serrait la main sur le sépulcre du Sauveur. A Rome, où ces questions étaient toutes neuves, beaucoup de gens se laissèrent prendre à la ruse ; on se demandait comment la dispute avait pu devenir si grave au-delà des mers, et quand on avait entendu Rufin, la conduite de Jérôme paraissait contradictoire et inexplicable. Inquiets de ce mouvement souterrain, les amis du solitaire lui écrivaient lettre sur lettre pour qu’il leur donnât le mot de l’énigme. Rufin d’ailleurs, froid et com-