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entre eux par le surnom d’Adad l’Iduméen — ce cruel ennemi de Salomon, suscité par Dieu même — se faisait l’odieux instrument des persécutions contre Paula. C’était, suivant un mot de Jérôme, le soufflet placé par le Seigneur près de sa joue pour l’empêcher de s’enorgueillir. La persistance et la méchanceté des outrages finirent pourtant par décourager le solitaire, et alors eut lieu entre son amie et lui une scène touchante dont il nous a conservé le souvenir.

Un jour qu’il avait ressenti l’injure jusqu’au fond de l’âme, il alla, dans l’excès de sa douleur et de son affection, trouver Paula pour lui conseiller de retourner à Rome. « Partez, lui disait-il ; on ne lutte pas corps à corps avec l’envie, on la fuit. Jacob s’est retiré devant Ésaü, David s’est dérobé par l’absence aux embûches de Saül. — Non, répondit avec fierté la noble femme, je ne partirai pas. Lorsque Dieu permet au démon de persécuter ses serviteurs, vous le fuiriez en vain, il vous précède dans votre fuite. Je suis ici au lieu que j’ai choisi : quel autre endroit de l’univers me rendrait ma Bethléem[1] ? » — Elle disait encore : « Une conscience tranquille sait ce que valent les afflictions de la terre ; ce sont des préparations aux joies d’en haut. Saint Paul a tracé la conduite du chrétien en face des injustices qui l’assiègent. « Ne vous révoltez pas contre le mal qu’on vous fait, nous enseigne-t-il ; sachez plutôt l’étouffer à force de bien. » Elle aimait à citer aussi ces beaux versets du prophète Isaïe sur la destinée humaine : « O homme, dès que tu es sevré du fait de ta nourrice et qu’on t’a arraché à la mamelle de la femme, attends tribulation sur tribulation, attends en même temps espérance sur espérance. » De ce jour, son parti fut pris. Lui arrivait-il de la part de son ennemi implacable quelque nouvelle et poignante injure, elle se mettait à chanter avec le Psalmiste : « Quand le méchant s’élevait contre moi, je me suis tue, et je n’ai pas même voulu dire de bonnes choses. Je suis restée comme un sourd qui n’entend rien, comme un muet à qui la parole est refusée, et ma langue n’a trouvé ni malédiction ni blâme. » Cette sainte sérénité finit par entrer dans le cœur de Jérôme : il ne par la plus de départ.

Cet Adad l’Iduméen, ce lâche persécuteur de Paula, c’était Rufin sans nul doute, et les commentateurs ne s’y sont point trompés ; mais Rufin n’était pas seul. Dans les machinations ourdies à Jérusalem contre Jérôme, on reconnaît aisément la haine ingénieuse et persévérante d’une femme. Mélanie était au fond de tous les complots, envenimant de ses propres rancunes celles de Rufin,

  1. « Si… et Bethléem meam in alia reperire possem parte terrarum. » (Hier., ep. 86.)