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nale de la Chine, porterait atteinte à un capital de près de 200 millions appartenant en grande partie au commerce de Shang-haï et de Ning-po, commerce dans lequel les négocians étrangers avaient des intérêts très importans, qu’il jetterait à terre les équipages de trois mille jonques, c’est-à-dire près de cent mille matelots, privés de tout moyen d’existence, mécontens, prêts à se joindre soit aux bandes de rebelles ou de pillards qui infestaient les provinces, soit à l’armée impériale, qui cherchait partout des recrues. Ces considérations engagèrent M. Bruce à s’écarter du texte de ses instructions, et sur sa proposition la conférence anglo-française décida que l’on se bornerait pour le moment à occuper l’île de Chusan, en attendant que l’arrivée des renforts annoncés d’Europe et de l’Inde permît de pousser plus activement les hostilités. Au surplus, la prise de possession de Chusan semblait être indiquée par les prévisions de toute la population de Shang-haï. La communauté européenne, qui suivait avec une anxiété bien légitime la marche des événemens, la conseillait avec instance, ne fût-ce que pour écarter de l’esprit des ministres et des généraux la pensée d’un blocus général qui eût compromis très gravement ses intérêts. Quant aux négocians chinois de Shang-haï et de Ning-po, ils y poussaient par les mêmes motifs, et aussi parce qu’il se trouvait parmi eux un certain nombre de spéculateurs qui, comptant sur l’occupation de Chusan, avaient eu l’heureuse idée d’y louer des terrains et des magasins qui leur promettaient de magnifiques revenus pendant la présence des alliés. Voilà le patriotisme des Chinois ! Au surplus, depuis l’origine du conflit, les Chinois de Shang-haï prêtaient le plus actif concours aux préparatifs dirigés contre le gouvernement de leur pays. Ils se pressaient aux portes des consulats et des commissariats pour soumissionner les fournitures et les transports ; ils se dévouaient corps et âme au service de l’expédition anglo-française, et cela se passait sous les yeux de leurs mandarins, qui les laissaient faire et qui peut-être ne dédaignaient pas de prendre une part d’intérêt dans ces fructueuses spéculations. La résolution d’occuper Chusan fut donc accueillie avec une satisfaction générale. L’escadre, aux ordres des contre-amiraux Page et Hope, se présenta le 21 avril devant la capitale de l’île, Ting-haï, qui n’opposa aucune résistance, et dont la population fut probablement charmée de posséder dans ses murs des ennemis qui consommaient beaucoup et qui payaient bien.

Au moment où s’exécutait ce premier acte d’hostilité, MM. Bruce et de Bourboulon informaient le gouverneur-général qu’ils étaient obligés de recourir à la force, et le mandarin se bornait à leur répondre qu’il ne voyait vraiment pas pourquoi deux peuples depuis