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deux ordres de phénomènes irréductibles, dont les uns sont la condition des autres, mais qui ne peuvent se confondre.

Ceux qui font la matière pensante rencontrent donc précisément la même pierre d’achoppement que les spiritualistes, car ils ont à expliquer, tout comme ceux-ci, le passage du matériel à l’immatériel, de l’étendue à la pensée. Encore le spiritualisme, en séparant ces deux choses, n’a-t-il devant lui que cette difficulté : comment le corps agit-il sur l’esprit et l’esprit sur le corps ? Mais ses adversaires en ont une bien plus grave à résoudre, à savoir : comment le corps devient-il esprit ? La pensée en effet, de quelque manière qu’on l’explique, est un phénomène spirituel, qui ne peut être représenté sous aucune forme sensible. Un corps qui pense serait donc un corps qui se transforme en esprit. Ceux qui se laissent satisfaire par une telle hypothèse ne me paraissent pas bien exigeans.

Maintenant on pourra nous dire : Si la pensée a son principe en dehors de la matière, comment se fait-il qu’elle ait absolument besoin de la matière pour naître et pour se développer ? Nulle part en effet l’expérience ne nous a permis de rencontrer une pensée pure, un esprit pensant sans organe, une âme angélique dégagée de tous liens avec la matière. La superstition seule, et la plus triste des superstitions, peut faire croire que l’on communique ici-bas avec de tels esprits. Comment donc s’expliquer cette union nécessaire de l’âme et du corps ? On la comprend pour ces sortes d’actions que l’âme exerce en dehors d’elle dans le monde extérieur. Pour agir sur les choses externes, il faut des instrumens ; même pour exprimer sa pensée au dehors, il faut encore des instrumens. Or la pensée est un acte tout interne, où il semble que l’on n’ait besoin de rien d’extérieur. Comprend-on que l’on puisse penser avec quelque chose qui ne serait pas nous-même ? Ce qui pense et ce avec quoi on pense, cela ne peut être qu’une seule et même chose. Ou le cerveau ne peut servir de rien à la pensée, ou il est lui-même la chose pensante. On comprend un instrument d’action, mais on ne comprend pas ce que pourrait être un instrument de pensée.

Voici ce que l’on peut opposer à cette difficulté. De quelque manière que l’on explique la pensée, soit que l’on admette, soit que l’on rejette ce que l’on a appelé les idées innées, on est forcé de reconnaître qu’une très grande partie de nos idées viennent de l’expérience externe. Les idées innées elles-mêmes ne sont que les conditions générales et indispensables de la pensée, elles ne sont pas la pensée elle-même. Comme Kant l’a si profondément aperçu, elles sont la forme de la pensée ; elles n’en sont pas la matière. Cette matière est fournie par le monde extérieur. Il faut donc que