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du centre, où allait se continuer mon voyage, je devais observer la société américaine sous un aspect plus calme. C’est vers Cincinnati que je me dirigeai d’abord en quittant Saint-Louis. Je traversai le fleuve de grand matin en bateau à vapeur pour aller prendre le chemin de fer sur la rive gauche. La ville était enveloppée dans une légère brume qui dormait sur le fleuve ; à travers ce voile, les grands steamers peints en blanc semblaient comme des flocons cotonneux. De Saint-Louis à Vincennes, on traverse la pointe méridionale de l’état de l’Illinois : cette région, entièrement peuplée par des émigrans du sud, Missouriens ou Kentuckiens, s’appelle familièrement l’Égypte ; c’est la tache noire de l’Illinois, le pays d’ignorance, de sauvagerie, de pauvreté. On traverse de belles forêts où les arbres du midi se mêlent déjà aux arbres du nord ; jamais, je crois, je ne vis nulle part autant d’essences mélangées dans un si pittoresque désordre. On aperçoit de temps à autre dans la solitude des fourrés quelque cabane de bûcheron ou une pauvre ferme qui s’entoure de riches cultures. A toutes les stations se tiennent des groupes désœuvrés attendant les journaux. Arrivé à l’une d’elles, je descends un moment, et j’entends une violente discussion entre un unioniste et des démocrates qui lui parlent d’un ton de menace. A la mine farouche des interlocuteurs, on devine qu’il ne doit pas y avoir loin dans ce pays de la parole à l’action. « Si Lincoln est nommé, s’écrie l’un d’eux avec d’horribles jurons, on verra du nouveau ici. » Le train repart au milieu des étincelles et suit sa ligne droite à travers les chênes noirs, les ormes, les érables, les acacias, les cerisiers, les noyers sauvages, les charmes, les bouleaux et les troncs morts que les vignes vierges couvrent de pampres jaunis ou pourprés. Sur le Wabash, l’un des nombreux affluens de l’Ohio, est Vincennes, un des anciens établissemens des Français au Canada ; c’est encore aujourd’hui le siège d’un évêché catholique. Dans tout autre pays, le Wabash passerait pour un grand fleuve, mais en Amérique on n’en parle pas. Au-delà de Vincennes, on est dans l’Indiana. Le pays conserve le même caractère. On n’aperçoit que des loghouses dans les clairières de la forêt ; quelques troncs d’arbres dont les interstices ont été bouchés avec du limon, une cheminée grossière en pierres mal jointes ou en bois noyé dans le pisé, une petite fenêtre et une porte basse, voilà le loghouse. Les porcs errent alentour en liberté parmi les ronces, les herbes et les mousses sur l’humus formé par les débris accumulés des végétaux. Quelquefois un enfant demi-nu, aux longs cheveux blonds, se tient sur le seuil du loghouse et suit des yeux la bruyante locomotive. Dans les villages, traversés de rues boueuses, passent les lourdes voitures allemandes. Presque à