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qui court le long du bateau. Aux heures des repas, le salon intérieur est converti en salle à manger. A l’une des extrémités est un bar où toute la journée on. voit préparer des liqueurs de toute espèce, dont le whisky forme presque toujours l’élément principal. Le salon et les cabines sont recouverts d’un toit plat, enduit de bitume, qui porte un second étage en retrait, et beaucoup plus petit, où sont logés les agens et les officiers du flat-boat. Cet étage est surmonté d’une sorte de petit observatoire carré qui domine tout le navire, et où le pilote se tient à la roue du gouvernail.

Les eaux étaient si basses que l’on dut s’arrêter la première nuit un peu au-dessous d’Hannibal, sur la rive missourienne. On embarqua à la lueur des torches un grand troupeau de bœufs à demi sauvages. Ils n’avançaient qu’à force de cris et de coups sur le plancher de bois qui conduisait au pont. Les matelots noirs, les bouviers, armés d’immenses bâtons, s’agitaient en tous sens : les bœufs effarés poussaient de sourds beuglemens ; quelques-uns, pris de terreur, se précipitaient dans le fleuve. On voyait des lueurs courir à travers le bois. L’affreux vacarme dura près de deux heures, puis tout rentra dans le silence et l’obscurité. À cette latitude, les nuits sont déjà d’une admirable splendeur. Orion brillait d’un éclat merveilleux ; la Grande-Ourse, penchée sur l’horizon, se reflétait dans le fleuve, et, renversée, paraissait presque aussi brillante. Dans le salon des passagers, les hommes, le cigare à la bouche, se tiennent du côté de l’avant, groupés autour d’un poêle de fer où un nègre vient de temps à autre mettre du charbon. Quelques rôdeurs de rivière à mine sauvage jouent aux cartes, quelques-uns lisent les derniers journaux de Quincy ou de Saint-Louis, d’autres causent à voix basse, et de temps à autre on entend les noms de Price, de Lincoln, de Mac-Clellan. Il y a là des figures qui ne dépareraient pas les hordes du Missouri : les cheveux incultes, les barbes hérissées, les regards obliques, les habits usés, les chapeaux mous enfoncés sur les yeux, font penser involontairement aux bandits qui suivent Quantrell et Bill Anderson. A l’autre extrémité se tiennent les femmes, les enfans, les hommes qui les accompagnent ou qui sont admis à l’honneur de leur conversation. Les Missouriens réfugiés à bord du bateau à vapeur s’entretiennent des atrocités commises par les guérillas. Je rapporterai seulement un de leurs récits, parce que j’eus l’occasion d’en vérifier l’authenticité à Saint-Louis. Après que le général Price eut quitté la petite ville de Glasgow, Quantrell et Anderson y entrèrent. Anderson, accompagné d’un capitaine, se rendit à la maison d’un vieux propriétaire unioniste très riche et très respecté, M. Benjamin Lewis. Il demanda à voir M. Lewis : on lui répondit que celui-ci était sorti, sur