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L’envie de s’en aller, l’Autriche l’éprouvait régulièrement au passage de chacun des innombrables gués dont cette question de Slesvig-Holstein était sillonnée, comme d’autant de Rubicons internationaux. De temps en temps, un doute s’élevait dans l’esprit des hommes d’état de Vienne ; ils se demandaient s’ils n’allaient pas tout bonnement à une guerre européenne, et s’ils ne se trouveraient pas en fin de compte, autre doute plus cuisant encore, avoir travaillé pour le roi de Prusse ! M. de Rechberg eut plus d’une fois de ces retours, de ces défaillances lucides, s’il est permis de s’exprimer ainsi ; mais il suffisait presque toujours d’une sommation, d’un avis, d’une « communication » venue de Berlin pour triompher des hésitations du cabinet autrichien et le faire marcher droit dans ce qu’on appelait le chemin de la vertu et du patriotisme ! Et par exemple, immédiatement après avoir annoncé au principal secrétaire d’état les dispositions si heureuses de M. de Rechberg à la suite du décès du roi Frédéric VII, lord Bloomfield dut de nouveau affliger son chef par la dépêche suivante, datée du 18 novembre, du jour même où lord John revenait à son offre de médiation. « Le comte Rechberg m’a informé hier, écrivit-il, que le baron Werther (l’ambassadeur prussien à Vienne) venait de lui faire une autre communication touchant l’incompatibilité de la constitution votée par le rigsraad avec les engagemens que le Danemark avait contractés envers l’Allemagne à l’égard du Slesvig, Son excellence me dit que ce procédé du gouvernement de Copenhague était bien regrettable, et ne pouvait que compliquer les affaires en augmentant les difficultés dont cette question n’était déjà que trop entourée… » Dans l’espace de deux jours, l’aspect des choses se trouvait donc complètement changé à Vienne. Décidément le baron Werther avait le don de persuader.

Cette constitution de novembre, qui devint ainsi d’un jour à l’autre le grand grief de M. de Bismark et le sujet des doléances du comte Rechberg, n’était point cependant un fait soudain, imprévu, un acte de « trahison, » un coup d’état diplomatique du « violent » parti de. l’Eider ! La loi avait été soumise au rigsraad par le monarque défunt dès le 28 septembre ; elle avait été discutée dans chacun de ses articles par la représentation nationale, débattue solennellement, publiquement, pendant six longues semaines, et sans devenir pendant tout ce temps l’objet d’une observation quelconque de la part des deux puissances allemandes. Bien au contraire, pendant tous ces débats du rigsraad, le président du conseil à Berlin avait tenu un langage qui ne pouvait qu’encourager le gouvernement de Copenhague dans une œuvre poursuivie au su et aux yeux de l’Europe entière[1]. Préoccupé alors d’obtenir du cabinet de

  1. Rien de plus curieux, de plus instructif que la correspondance de M. Quaade, envoyé du Danemark à Berlin, du mois d’octobre et des premiers jours de novembre 1863, De cette correspondance, qui a été communiquée au rigsraad en août 1864, il ressort avec une clarté lumineuse qu’à cette époque (à l’époque où fut discutée la nouvelle constitution dans le parlement de Copenhague), M. de Bismark conspirait avec l’Angleterre et le Danemark dans le dessein d’arranger le différend de la manière la plus avantageuse pour la monarchie Scandinave, la plus décevante pour la grande patrie allemande. M. Quaade ne tarit pas d’éloges sur le ministre prussien. « Je puis déclarer en conscience que le gouvernement prussien désire que l’exécution n’ait pas lieu. M. de Bismark m’a assuré que lui personnellement et le gouvernement dont il fait partie sont en faveur d’un arrangement (21 octobre). » — « Ce qui est important pour moi, c’est d’éviter soigneusement tout ce qui pourrait manifester de ma part un manque de confiance dans les paroles ou dans le pouvoir de M. de Bismark. Il m’a donné itérativement l’assurance que l’affaire était dans la meilleure situation possible ; il est sincère dans ses efforts pour trouver une issue pacifique (23 octobre). » — Le 6 novembre encore, M. Quaade écrivait : « Le premier ministre de Prusse, soit en raison de ses vues personnelles, soit à cause de l’attitude prise par l’Angleterre, a mis l’affaire dans une position qui dépasse de beaucoup tout ce qu’on aurait pu prévoir… » Et l’envoyé danois remarquait avec regret que la diplomatie britannique n’avait pas pu ou voulu agir à Vienne avec autant de succès qu’à Berlin. « Je ne suis pas certain que la question soit envisagée à Vienne, du côté de l’Angleterre, avec la même netteté et la même chaleur qu’elle l’est ici… » Par la netteté du point de vue, il fallait entendre ceci : c’est que le Danemark fît des concessions dans le Holstein, ôtant ainsi tout prétexte à l’exécution fédérale, et qu’il agit avec le Slesvig selon ses convenances. « D’après ce que l’ambassadeur anglais m’a rapporté confidentiellement, M. de Bismark a dit : Que la question du Holstein soit seulement arrangée, et il n’y aura plus de risque. Si le gouvernement danois accorde au Holstein ce que la diète demande, l’exécution est impossible, et quant à la seconde partie de l’affaire (le Slesvig), assurément personne ne fera la guerre pour cela (23 octobre). » — « Le grand mérite de M. de Bismark dans la situation présente des affaires, écrit de nouveau M. Quaade en date du 6 novembre, me parait consister en ce qu’il s’abstient complètement de faire aucune allusion à tout ce qui ne se renferme pas strictement dans la question du Holstein… » Citons encore un autre passage étrangement naïf de la correspondance de M. Quaade (8 octobre). En parlant de l’arrangement tel quel des affaires du Holstein, M. de Bismark dit : « Les projets de danisation dans le Slesvig n’en seraient que de plus facile exécution. » Et M. Quaade ajoute : « Ici je crus devoir protester immédiatement ; j’ai dit que mon gouvernement n’avait nullement le dessein d’incorporer le Slesvig… » Ainsi au mois d’octobre 1863 M. de Bismark se montrait plus danois que le gouvernement de Copenhague lui-même. Ce dernier trait achève le tableau.