l’écrivain qui donnait ces détails peu charitables noircissait un peu les choses, ce qui arrive quelquefois entre gens de lettres.
Si dom Deschamps ne réussit guère, malgré ses efforts, auprès des célébrités de son temps, il eut cependant le bonheur de grouper autour de lui et d’associer à ses idées un certain nombre d’esprits enthousiastes et sincères ; il put croire qu’il avait fondé une école. Le plus dévoué, le plus enthousiaste de ses disciples fut, nous l’avons dit, le marquis Voyer d’Argenson. Cependant il ne se rendit pas tout d’abord, et pendant douze ans il considéra comme un fou celui dont il finit par préconiser la sagesse. Au dogmatisme métaphysique de dom Deschamps il opposait un absolu pyrrhonisme, et longtemps même après sa conversion il eut encore des retours de scepticisme. « Hélas ! lui disait le maître, vous ne m’entendez pas comme je m’entends moi-même ! » Avant donc d’être le disciple de dom Deschamps, Voyer d’Argenson en fut le protecteur désintéressé et généreux. Peu à peu cependant il entra dans le système de son ami, et, sans qu’on puisse fixer l’époque précise de ce que l’on peut appeler sa conversion, il finit par y adhérer presque sans réserve. C’est lui surtout qui travaille avec toute l’ardeur du néophyte à gagner des prosélytes au nouveau système, c’est lui qui met dom Deschamps en relations avec tous les philosophes du temps : il est son intermédiaire auprès de Voltaire, lui fait connaître Diderot, et intervient personnellement dans sa polémique avec Robinet. Enfin, après la mort de dom Deschamps, nous le voyons continuer à répandre les doctrines du maître : il étendait sa propagande jusque sur les femmes. M. Beaussire cite de lui une lettre à une duchesse (qu’il suppose, non sans raison, être la duchesse de Choiseul), et dans laquelle il déploie, en sectaire fidèle, les formules assez hétéroclites du bénédictin. Indépendamment du marquis d’Argenson, dom Deschamps fit encore des prosélytes soit dans le cloître, soit dans le monde. Nous voyons en effet d’un côté plusieurs bénédictins, dom Maret, dom Brunet, dom Patert, qui paraissent avoir accepté ses idées, de l’autre deux jeunes gens, M. de Colmont et M. Thibaut de Longecour. Ces disciples furent-ils de vrais disciples dans la rigoureuse acception du mot, ou simplement des amis curieux et sympathiques, plus ou moins enthousiastes pendant la jeunesse, et qui peu à peu oublièrent, après la mort de leur maître, le système qui les avait fascinés ? Cette seconde hypothèse pourrait bien être la vraie, car nous ne voyons pas qu’il soit rien sorti de cette école, et d’ailleurs la révolution est venue étouffer tous ces germes et en éteindre la fécondité.
Serait-il vrai cependant, comme M. Beaussire se plaît à le conjecturer, que ces idées étranges et si peu françaises, semblables aux semences de certaines plantes qui, transportées par les vente, vont porter leurs fruits dans des régions lointaines, n’aient pas été absolument étrangères au mouvement philosophique qui commença quelques années plus tard au-delà du Rhin ? Il ne serait pas impossible d’indiquer quelques-uns des chemins par où elles auraient pu passer. Strasbourg par exemple était alors, bien plus qu’aujourd’hui, l’intermédiaire entre l’Allemagne et la France. D’illustres personnages y firent leurs études, Goethe et Metternich par exemple. D’un autre côté, Voyer d’Argenson avait des propriétés en Alsace ; il y allait souvent, et il transportait partout ses idées avec lui. Robinet, d’un autre côté,