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représentations modèles ! » Impossible de s’expliquer plus clairement sur le public auquel on s’adresse. Il demeurait donc bien convenu que dans ces trois fameuses représentations tout se passerait entre amis, en famille. Ce sont des intimes qui chantent les principaux rôles : Louis et Malvina Schnorr, appelés tout exprès à Munich pour la circonstance ; c’est un bedeau de la paroisse, M. Hans de Bulow, qui conduit l’orchestre. On avertit par les journaux les gens de bonne volonté, et comme il ne doit y avoir que trois représentations, ce sera bien le diable si, dans toute cette Allemagne wagnérisante, il ne se trouve pas deux cents individus pour venir soutenir le drapeau. On ignore trop ce que peuvent, pour la gloire d’un seul grand homme, deux cents amis dûment groupés et qui manœuvrent sous l’infatigable direction de huit ou dix journalistes jouant du fifre ou du trombone. Ils ne sont que deux cents à peine, et vous croiriez qu’ils sont dix mille. Voyez au théâtre du Châtelet les magnifiques défilés qu’on obtient avec quelques comparses passant et repassant, toujours les mêmes ! Ainsi de ce succès de Tristan und Isolde à Munich. La salle ne désemplissait pas, et quels bravos, quels enthousiasmes, quels trépignemens ! Quels rappels surtout ! Il y en eut pour les amis Schnorr (Ludwig et Malvina), pour l’ami Antoine Mitterwürzer si beau dans Kurwenal, pour l’ami Hans de Bulow, et pour le maestro, le machiniste en chef, Richard Wagner ; mais de toute cette fantasmagorie que resta-t-il après trois jours ? Ce qui reste d’une fusée d’artifice après qu’on l’a tirée. Hélas ! M. Richard Wagner a dit là une chose plus mélancolique qu’il ne pense lui-même : ce sont des représentations modèles, des représentations comme il n’y en a pas, comme il n’y en aura plus, un art sans veille et sans lendemain. De l’agitation, des discours qu’entre compères on échange, du brouhaha, puis rien ! Je me suis souvent demandé ce que pouvaient bien faire et devenir les personnages de. la tragédie classique dans l’intervalle d’une scène à l’autre. Je me fais aujourd’hui la même question au sujet des ouvrages de Richard Wagner. Cette musique-là ne subsiste que d’extraordinaire : tandis que Don Juan, Orphée, le Barbier, les Huguenots, la Muette, Oberon, sont partout chez eux, se laissant vivre honnêtement, tranquillement de la vie de tout le monde, elle, il faut qu’elle s’impose à vous, il lui faut la faveur des rois, le patronage turbulent des journalistes excentriques et des belles dames évaporées. Tristan et Iseult à Munich ou le Tannhäuser à Paris, deux soirées qui, chacune dans son genre, peuvent en effet compter pour des représentations modèles !


F. de Lagenevais

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