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nime que soit l’illusion, nous pouvons douter qu’elle se prolonge, car avec l’auteur de Tannhäuser et de Lohengrin ces sortes de commerce généralement durent peu. Combien jusqu’à ce jour son arrogance n’en a-t-elle pas fatigué, de ces couronnes à l’ombre desquelles ce champion fougueux de la démocratie aime à se pavaner dans l’outrecuidance de ce qu’il appelle son art, meine Kunst ! comme il dit en ces manifestes qu’avant de monter en scène il lance aux peuples, car on doit savoir que l’art de M. Wagner n’est point tout simplement l’art musical, mais son art à lui, sa propre chose. « Alors que tout m’abandonnait, un noble cœur n’en battit que plus fort et plus chaudement pour l’idéal de mon art. Ce fut lui qui cria à l’artiste aventuré : Ce que toi tu crées, moi, je le veux, et cette fois la volonté avait don créateur, car c’était la volonté d’un… roi[1] ! » Il s’agissait pour le moment de monter Tristan et Iseult et de préluder par ce jeu de prince à une seconde affaire bien autrement titanique, j’entends la représentation du grand cycle des Niebelungen. C’est principalement de l’histoire de cette partition de Tristan und Isolde et de ses interminables vicissitudes que traite l’encyclique adressée à l’Allemagne et à l’Europe sous forme de lettre à un ami. Au fond, tout ce rabâchage d’une personnalité ivre d’elle-même nous touche médiocrement, n’était pourtant une phrase trop bouffonne pour ne pas être relevée. Parlant de sa campagne de France et de toute une longue année de son existence sottement gaspillée à cette occasion, M. Wagner entame la question de Tannhäuser à l’Opéra, et loin de se plaindre de sa mésaventure, de déplorer la catastrophe, se demande, l’ironie et l’amertume sur les lèvres, s’il ne vaut pas mieux après tout que les choses se soient ainsi passées, « car, dit-il, d’un grand succès, s’il eût été possible, en vérité je n’aurais su qu’en faire ! » C’est l’histoire de ce joueur qui, ne gagnant pas, aime mieux perdre. Réussir à Paris, dans cette capitale de l’empire des Iroquois, voyez un peu quel embarras ! Qu’eût fait d’un succès de ce genre l’auteur de Tannhäuser, de Lohengrin, de Tristan und Isolde ? Ô renard éternel de la fable, qui trouve trop verts et bons pour des goujats ces raisins mûrs et dorés dont les Gluck, les Rossini, les Weber, les Meyerbeer firent de tout temps leurs délices ! Parlez-moi de ce qui vient de se passer à Munich à propos de Tristan et Iseult, à la bonne heure : cette fois, voici des applaudissemens, un succès, qui n’embarrasseront personne, hormis peut-être l’intendant de la chapelle du jeune roi, lequel va voir en fin de compte ce qu’il en coûte pour payer les violons. Si par hasard M. Richard Wagner, ce grand dégoûté, ne savait que faire de ce succès, tous ceux qui ont lu sa lettre à un ami savent du moins comment on l’a fait. « Les représentations, dont trois sont complètement assurées, auront lieu en dehors de tous les usages ordinaires, et seront des

  1. Ein Brief von Richard Wagner, die bevorstehende erste Aufführung der Oper Tristan und Isolde in München betreffend. Süddeutsche Musik-Zeitung, 15 mai 1865.