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influé en rien sur ses œuvres, lesquelles ne relèvent que de sa conscience de grand poète et de grand homme.

« — Comment expliquez-vous alors qu’une idée selon vous si peu sérieuse compte aujourd’hui tant de prosélytes ?

« — Cela vient tout simplement du point de vue exclusif dont on envisage les choses. De ce qu’Auber a écrit la Muette, Beethoven la Symphonie héroïque, Rossini Guillaume Tell, vous en avez conclu qu’il devait y avoir une musique politique et démontré que lesdits compositeurs n’avaient écrit ces œuvres que sous la pression d’une idée dominante et l’influence du temps où ils vivaient ; mais que faites-vous du Maçon et de Fra Diavolo, de Gustave et de l’Ambassadrice, et de cent autres partitions d’Auber ? Oubliez-vous qu’avant Guillaume Tell il y avait le Barbier, Otello, Mosè, le Comte Ory, que sais-je ? Et toutes les œuvres de Beethoven où vous ne découvrirez pas une seule note de politique, et que vous passez sous silence, pour ne me citer jamais que la Symphonie héroïque ! »

Si le raisonnement de Mendelssohn était juste, il en faudrait tirer une conclusion plus large. Du moment que les œuvres de l’artiste dépendent de sa manière d’envisager le monde, rien n’empêche qu’on ne confonde l’art et la politique d’un siècle dans la même pensée, et qu’on n’interroge les idées politiques pour savoir quelle marche prendra la musique. Haendel n’a écrit comme il l’a fait que parce que son temps le voulait ainsi ; Gluck de même, de même Haydn, et Mozart, et les autres, qui tous n’ont fait qu’obéir à l’impulsion d’un siècle et de ses idées politiques dominantes. Le tacticien systématique Mendelssohn n’en trouvait pas moins cette opinion insoutenable.

« Le génie musical de Beethoven, ajoutait-il avec vivacité, n’est point venu au monde pour la première fois en la personne de l’auteur de la symphonie en ut mineur. A diverses reprises et à des époques antérieures, cette inspiration s’était déjà rencontrée, mais pour se trouver en présence d’autres traditions et d’autres modèles. Goethe a dit de tel ou tel célèbre artiste qu’il eût été tout autre s’il fût venu dix ans plus tôt ou dix ans plus tard, ce qui signifie tout simplement que, les idées régnantes dans les arts étant autres, sa nature aurait pu en être modifiée, et l’on s’est servi de cet argument pour confondre de nouveau le monde de l’art et le monde de la politique, pour mettre celui-là sous la dépendance immédiate de celui-ci. Si le génie de Beethoven s’est montré ce que nous le voyons, c’est uniquement en vertu d’une certaine filiation d’idées musicales qui a fait qu’il devait être tel et non autre. Au temps de Haendel, Beethoven n’eût assurément pas été Beethoven. De même de Haydn et de Mozart, qui n’eussent pas été Haydn et Mozart s’ils fussent venus après Beethoven. Et croyez bien que la politique en tout ceci n’entre pour rien, et que ces diverses modifications auraient toujours eu lieu, quel qu’eût été d’ailleurs le régime dominant. Je nie que telle ou telle foi politique, — absolutisme, consti-