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s’altèrent ; plus d’aisance, plus de liberté : la rouille s’attache aux ressorts. Afin d’éviter cette mésaventure, j’ai pris le parti de composer toujours, quelles que soient d’ailleurs les conditions de verve et d’inspiration où je me trouve. N’allez point croire cependant que je me tienne pour satisfait de tout ce qui sort de ma plume ; à Dieu ne plaise ! La plupart de mes œuvres portent au plus haut degré la marque de cette imperfection, et je suis au contraire le premier à le reconnaître.

« — Mais alors, lui fut-il répondu, pourquoi.les publier, ces œuvres que désapprouve votre conscience de grand artiste ? car vous n’êtes pas de ceux qui ont besoin de travailler pour vivre.

« — C’est possible, mais il y a d’autres motifs que l’argent aux yeux d’un artiste possédant quelque expérience du monde et de la vie.

« — Dites. Je serais bien aise de les entendre de votre bouche.

« — Le monde, hélas ! oublie facilement, — poursuivit-il avec un accent de profonde mélancolie, — et l’unique moyen que nous ayons de combattre l’oubli, c’est de produire constamment, sans relâche. Il faut que le public ait toujours notre nom devant les yeux, sans quoi de plus jeunes surviennent qui s’emparent de son attention ; disparaissez pour quelque temps de l’affiche et des programmes, cessez de tenir en éveil la curiosité par vos ouvrages, et vous êtes un homme oublié, autrement dit un homme mort ! Mieux vaut encore produire, produire infatigablement, à tout prix, dussent parfois vos ouvrages se ressentir de tant de hâte et trahir quelque faiblesse. La chose sans doute pourrait être meilleure ; mais on aura toujours par là fait preuve d’activité, de présence, et le public, s’il trouve que vous n’avez pas complètement réussi, espère pour vous que l’épreuve une autre fois tournera mieux. A un homme auquel on s’intéresse, on pardonne aisément ses inégalités d’humeur, de caractère ; mais de jour en jour éloignez-vous davantage, ne vous montrez plus qu’à de rares intervalles, et vous n’aurez plus affaire qu’à des indifférens qui bientôt ne s’inquiéteront plus même de savoir si vous êtes encore de ce monde ! »

Esprit honnête, délicat, d’un bon sens qui parfois touchait presque à la prud’homie, Mendelssohn, à la plus sérieuse information des secrets du métier, joignait dans ses entretiens des qualités très littéraires. Volontiers néanmoins il se tenait sur la réserve, ce qui ne l’empêchait pas d’émettre par momens le résultat de ses méditations, mais dans l’intimité seulement et en ayant soin d’éviter tout ce qui pouvait donner couleur d’argumentation à ses paroles. Directeur du conservatoire de Leipzig, on voulut créer pour lui à l’université une chaire d’esthétique musicale. Il refusa, aimant mieux composer qu’enseigner. Cependant cette veine critique entrevue par ses amis et qui se faisait jour par intervalles ne devait pas se dépenser en pure perte. Parmi les confidens intimes de ses heures de promenade et de coin du feu, plusieurs ont parlé, quelques-uns ont écrit, et c’est ainsi qu’ont survécu de Mendelssohn certains jugemens sur les hommes et