Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 58.djvu/217

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Hercueil est moins loin que les villes d’Italie ou les lacs de Neufchâtel et de Berne. Les compagnons de Ronsard allaient chercher la bonne chère et le plaisir, la brigade de Mme de Gasparin se contente d’égayer sa route en demandant partout des aubergines. La gaie fraîcheur du départ au matin est la même. Honnête et pieuse bande, celle-là, qui, dans ses prouesses, n’oublie pas de prier ! « Il y a parmi nous des natures très variées, nous dit l’auteur, il n’y a pas de caractère disparate : tous amoureux de l’idéal, chacun avec son petit bon sens ; tous nageant dans l’éther, chacun marchant sur la terre. De la gaîté, oh ! pour cela, de la meilleure. Décidés à voir en beau ce qui est beau, même un peu ce qui est laid. Délicieusement bêtes à nos heures, pas une parole de mauvaise humeur entre tous ! Est-ce assez ? — Talis qualis, la bande se trouve à son gré, et si vous voulez savoir pourquoi, venez-y voir. »

Elle part donc, « la fameuse, la superbe, l’invincible, l’à jamais triomphante, la séduisante et mirobolante bande du Jura ! » Quand elle n’a pas le bateau à vapeur des lacs, elle prend le char à échelles, ou le vulgaire omnibus, ou la voiture italienne, ou le chemin de fer. Elle va en Suisse, dans le Jura, en Italie. A Neufchâtel, elle tombe au milieu d’une révolution, la révolution qui restaura un moment le roi de Prusse il y a quelques années, et ce n’est pas l’épisode le moins curieux de la campagne. Il se trouve que, dans cette ville révolutionnée pour le roi de Prusse, la bande est un événement ; on se met sur les portes pour la voir, on la suit d’un regard inquiet. « On aperçoit par-ci par-là trois citoyens, même quatre, qui causent à voix basse. L’un d’eux s’écrie : Il faudra voir comment cela tournera ! Mais ces citoyens placides, humant le frais, les mains dans les poches, le nez au vent, la mine plutôt endormie qu’inquiète, n’ont l’air ni de révolutionnaires ni de révolutionnés… » A Milan, la bande fait son pèlerinage au musée, et elle s’arrête devant le tableau qui éclipse tous les autres, un tableau de Raphaël. C’est Valentin Borgia avec « sa méchanceté sinistre, sa diablerie cafarde, » et à côté César Borgia avec « son visage pâli par les débauches, son œil éraillé, son inexorable prunelle d’un bleu clair. » Mme de Gasparin vous les montre en passant, ces deux personnages. « N’allez pas vous imaginer des scélérats vulgaires, dit-elle ; Valentin, un parfait gentleman, a le visage paisible, l’air doux, la tenue irréprochable ; seulement, à mesure que vous le considérez, une sorte de concentration vicieuse et cruelle s’écrit sur ce front lisse. Cet homme est inexorable non parce que la passion l’emporte, mais parce qu’il n’a pas de passion… Cette bouche serrée n’a jamais laissé tomber le mot grâce. La contraction imperceptible des lignes marque un despotisme sans merci, parce qu’il est