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mari, et elle en meurt, et effectivement, comme elle l’a prévu, trois mois après sa mort, sir John se trouve avoir épousé un vrai démon. Décidément les hommes n’ont pas le beau rôle dans les récits retracés par des femmes. Lady Mary est une apparition comme les autres personnages de Mme de Gasparin. Après cela, je ne veux pas le cacher, il y a du danger à presser ces histoires ; il ne faut pas trop insister, il ne faut pas regarder de trop près ces petits héros ; on s’exposerait à les trouver un peu artificiels, à saisir la main de l’auteur qui les fait mouvoir comme dans une lanterne magique, qui a son idée fixe. On finirait par découvrir, à côté de je ne sais quoi de vivant, ce qui est le faible ou le piège de l’auteur, un certain parti-pris dans le décousu et la fantaisie, une certaine note qui vient périodiquement dissiper le charme d’un instant.

« Si cela commence, cela ne s’achève guère, » dit Mme de Gasparin en caractérisant d’un trait fin et juste sa propre manière et le genre de ses histoires. Il est vrai, c’est comme dans la vie, où l’on ne sait souvent, à bien dire, ni ce qui commence ni ce qui s’achève, où tout se noue, se dénoue et s’enchevêtre dans une sorte d’obscurité émouvante, où passions, sentimens, influences, caprices, se succèdent et s’enchaînent sans qu’on puisse préciser l’heure de leur naissance ou de leur déclin ou de leurs métamorphoses. L’homme vit dans ce mystère, dans cet indéfini qui a été de tout temps le thème des explorateurs de la nature morale, que les esprits créateurs mettent quelquefois en roman, et dont Mme de Gasparin elle-même s’inspire, qu’elle fait passer dans ses récits et qu’elle observe aussi plus directement, sous une forme plus abstraite, quoique toujours animée, dans ses pages de moraliste. Ce n’est point sans doute un moraliste comme La Bruyère, précis, sobre, substantiel et vigoureux ; c’est plutôt une imagination chaleureuse et libre où vient se refléter tout ce qui a une action sur l’âme humaine, tout ce qui la remplit, l’obsède et la modifie sans cesse, la fuite des choses, les êtres préférés qui s’en vont, l’amertume qui s’exhale du bonheur lui-même, les espérances qui trompent, les dévouemens inutiles, les fatalités contre lesquelles on se débat. Thèmes toujours vieux et toujours nouveaux, je le disais, sur lesquels l’auteur brode sa symphonie de moraliste d’imagination, écrivant à son tour son poème des Tristesses humaines, analysant ces tristesses non-seulement en elles-mêmes, mais encore dans leurs mille causes, dans leurs sources, dans leurs caractères, dans leurs effets, qui s’étendent de proche en proche à tous les replis de la nature morale.

Vous vous croyez libre : non, vous ne l’êtes pas ; vous êtes entouré d’oppressions, — oppressions visibles et invisibles, directes et indirectes, extérieures et intérieures, les préoccupations, les dé-