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définit son œuvre : « Il n’y a rien ici pour les utilitaires, rien pour ceux qu’on appelle réalistes, rien pour les amans du drame, rien pour les fins connaisseurs, rien, je crois, en vérité que pour moi et mes pareils, songeurs, vivant de peu, qu’un gros poème épouvante et qu’une corolle entr’ouverte, qu’un bourdon en fête, qu’une-agreste silhouette jette dans des rêves infinis… Si cela commence, cela ne s’achève guère. Ce ne sont pas des tableaux, ce sont encore moins des romans. Qu’est-ce ? Vraiment, je ne sais. C’est ce quelque chose d’inconnu qui chante en nous, dont la voix aux larges ondes s’épand à mesure que nous marchons et parfois accompagne de mélodies idéales les plus vulgaires détails de la plus prosaïque vie… » Et puis encore tournez le feuillet : « Aux maîtres les symphonies, aux humbles créatures de Dieu les murmures discrets ! Chanson de pêcheur, bruissement d’ailes, clarté de ver luisant, ce petit livre sera tout cela, si vous voulez ; si vous ne voulez pas, il ne sera rien. »

Je ne réponds pas que la définition soit des plus précises et des plus substantielles. L’auteur dit bien ce qu’il n’est pas, ce qu’il ne veut pas être ; il est visiblement un peu plus embarrassé pour dire ce qu’il est, ce qu’il veut être, à quel monde il s’adresse. A travers les bruissemens d’ailes et les clartés de ver luisant de sa définition, c’est dans tous les cas indubitablement une personne d’esprit, d’imagination, de plus de verve que dégoût, qui dans sa solitude alpestre n’est point sans avoir lu M. Michelet, et qui s’en souvient, — une personne différente des autres femmes qui écrivent, je le disais, par un certain penchant à tout oser, femme encore pourtant par la mobilité et la finesse avec laquelle elle déroule le tissu des impressions, faisant passer devant vos yeux les visions de l’inconnu comme dans les Horizons célestes, les plus humbles réalités terrestres comme dans les Horizons prochains ou Vesper, les souffrances et les drames invisibles de l’âme comme dans les Tristesses humaines, les voyages en belle compagnie comme dans les Prouesses de la bande du Jura. Au fond, sous cette forme de liberté humoristique, qui est la forme préférée de l’écrivain, qui est devenue comme son allure naturelle, on pourrait découvrir un conteur, un historien des petites choses de la vie, un moraliste, un peintre ; seulement tout cela est à l’état de germe et d’ébauche, tout cela se produit dans un certain désordre agité, nerveux, un peu quintessencié, à travers lequel se laisse voir un esprit qui semble quelquefois s’échapper du dogme religieux dans la fantaisie pour se repentir bientôt de sa littérature en rentrant au plus vite dans l’enceinte sacrée, et qui finit par tout brouiller, tout confondre, au risque de laisser le vulgaire lecteur souvent charmé, plus souvent encore étonné, et, qui sait ? peut-être même en définitive impatienté.