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à la longue une originalité séparée et distincte, qui se manifeste par mille nuances dans la manière de voir, de sentir et de se produire. Ils ont une façon particulière de comprendre les choses, de les interpréter et de les exprimer. Ce qui n’était à l’origine qu’une divergence de communion religieuse s’étend chemin faisant à toute la vie morale, aux habitudes, aux goûts, à la nature même de l’intelligence, insensiblement modifiée. Les facultés s’aiguisent dans des sens opposés ; l’imagination se teint de couleurs différentes ; l’ironie elle-même, quand elle jaillit, se ressent de cette variété de formation intellectuelle, et jusque dans les conceptions les plus familières, dans la pénétrante analyse ou dans la grâce des descriptions pittoresques, l’esprit protestant ne ressemblera pas à l’esprit catholique. Chacun d’eux a son monde d’idées et de sentimens, comme il a ses dons particuliers. Chacun porte dans l’art, dans la littérature aussi bien que dans la philosophie, son inspiration et sa sève.

Quoi donc ! direz-vous, y a-t-il un art du catholicisme et un art du protestantisme ? L’esprit peut-il être protestant ou catholique ? — Il peut l’être sans doute, il peut même l’être trop, s’il devient la proie d’une préoccupation fixe et unique, s’il arbore trop ostensiblement et avec une obsédante affectation son symbole et les couleurs de son église. C’est assurément une âme protestante qui se joue dans ces récits des Prouesses de la bande du Jura, dernier fruit d’un talent hardi, chercheur et inégal, qui depuis longtemps est occupé à se frayer une voie en dehors des routes banales, en alliant toutes les libertés de l’imagination à la rigidité de la foi religieuse. Mme de Gasparin, l’auteur de ces récits qui viennent après bien d’autres, est ce qu’on pourrait appeler en toute vérité un humoriste protestant, si ces deux mots peuvent marcher ensemble, un humoriste qui enveloppe des histoires de sainteté de toute sorte d’arabesques, qui vous jette à la face des poignées d’éblouissans caprices et de fleurs des Alpes avec les bouffées d’un calvinisme incandescent. Esprit singulier, brillant, tourmenté, subtil, laborieusement naïf, doué d’un vif sentiment de la nature terrestre aussi bien que des choses morales, passant d’un mysticisme ardent à de véritables crudités réalistes, et qui dans ses voyages à travers le monde extérieur et les mondes invisibles de l’âme, dans ses fantaisies, dans sa fine psychologie, dans ses aimables impétuosités, garde toujours la forte saveur du terroir genevois. Mme de Gasparin, pour tout dire, est un moraliste et un paysagiste qui fait l’école buissonnière sous le pavillon protestant. Voilà bien des choses réunies dans un même talent et formant ce que j’appelle un humoriste avec tout le décousu et sans le scepticisme du genre, un humoriste pour le moment lancé par monts et par vaux à tra-