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mesure que la gloire de Jérôme se consolidait. Des Grecs venaient lui reprocher de piller les auteurs grecs, des Latins de ne montrer d’estime que pour les travaux faits en Orient, comme si son but avoué n’était pas d’éclaircir l’Évangile et la Bible par des observation, prises aux lieux mêmes où les événemens sacrés s’étaient accomplis, et de faire entrer l’Occident, son pays, dans le mouvement scientifique si brillant de la chrétienté orientale. Ces attaques injustes le faisaient bondir de colère, et alors il prenait la résolution de ne plus rien publier. « Gardez ceci pour vous, écrivait-il à ses amis en leur envoyant quelque nouveau traité sorti de ses mains, et faites en sorte que les envieux ne l’aperçoivent pas. » — « Lisez-moi en cachette, disait-il à d’autres, et sauvez-moi du public. Ne donnons pas d’indigestion à ceux qui n’ont pas faim, et quant aux impuissans, qui crient toujours sans rien faire, leur blâme m’est insupportable. » Il y avait parmi ces derniers un moine palestin, nommé Luscius (le louche), qui accueillit avec de grossières accusations de plagiat les Questions hébraïques, lorsqu’elles parurent. L’auteur, suivant lui, n’était qu’un compilateur qui s’attribuait impudemment l’œuvre des Juifs et des Grecs. La bile du solitaire s’échauffa, et il cousut à ses Questions hébraïques une préface qu’il consacre, dit-il, à la défense de son livre, comme Térence consacrait ses prologues à la vengeance de ses comédies. Il faut se rappeler, pour l’intelligence de ceci, que Térence avait eu pour ennemi un mauvais poète, nommé Lucius Lavinius, qui lui reprochait d’avoir volé Ménandre et les autres Grecs pour s’approprier leurs dépouilles. Térence lui répond dans le prologue de l’Andrienne, ou il se lamente de perdre son temps à réfuter les attaques d’un vieux poète médisant, au lieu d’exposer tranquillement à ses auditeurs le tissu de sa fable. « Incriminé comme Térence, dit Jérôme, il faut bien que je l’imite un peu, et que je fasse aussi mon prologue. Un certain Lucius Lavinius, proche parent de notre Luscius, accusait le poète d’avoir volé le trésor public. Hélas ! Térence n’a pas été seul poursuivi pour ce crime : le cygne de Mantoue fut aussi traité de spoliateur des anciens pour avoir glissé dans ses chants quelques vers d’Homère ; à quoi il répondait aux envieux : « Oui, mais il faut être fort pour arracher la massue des mains d’Hercule ! » Le même cri de plagiat s’éleva contre le grand Cicéron, ce soleil de la langue latine, ce roi des orateurs, qui plane au sommet de l’éloquence romaine ; on lui intenta, comme à un concussionnaire, une action en revendication de la part des Grecs. Que suis-je, moi, à côté de tels. hommes, dont la gloire devait écraser l’envie, et que l’envie a tourmentés dans leur gloire ? Je dois me consoler, obscur et petit comme je suis, d’entendre grogner autour de moi l’immonde troupeau des jaloux qui veulent fouler aux pieds les perles afin que personne ne