Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 58.djvu/13

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rut Jérôme. Ainsi il fit venir près de lui, à grands frais, sa récente connaissance de Lydda, ce Juif qu’il appelle le Lyddien, et qui, réunissait, à ce qu’il paraît, à un très haut degré le goût de l’argent et celui de la science ; ils lurent ensemble plusieurs parties de la Bible, le livre de Job par exemple, qui lui coûta beaucoup de peine. Il en étudia d’autres avec un rabbin très renommé de Tibériade. Quand il voulut lire Tobie et Daniel, il lui fallut changer de maître : ces livres sont écrits en chaldaïque, et il dut se procurer un rabbin qui connût à fond cet idiome. Le rabbin lisait le texte de Daniel en hébreu ; Jérôme, qui savait parfaitement l’hébreu, traduisait sur-le-champ en latin, et des secrétaires écrivaient sous sa dictée. Mais ce procédé lui inspira des doutes ; pouvait-il répondre consciencieusement de la translation hébraïque qu’il mettait en latin ? Il ne le crut pas, et pour plus de sûreté il se mit à apprendre le chaldaïque. Autre labeur, autres doutes, autres ennuis. Cette langue le rebuta bien plus encore que n’avait fait l’hébreu dans sa jeunesse. Par instans, il jetait là son livre, jurant de renoncer à une étude si barbare ; mais le maître imagina un curieux moyen de l’encourager. Il avait mis en bel et bon hébreu l’adage de Virgile, labor improbus omnia vincit : « au travail opiniâtre, rien d’impossible, » et quand il voyait son élève à bout de patience, il le lui récitait avec solennité. C’était comme l’aiguillon enfoncé au flanc d’un coursier généreux : le vieux virgilien se cabrait sous le mot de son poète préféré, il reprenait le chaldaïque, et le livre de Daniel fut traduit.

Les plus savans rabbins étaient d’ordinaire aussi les plus fanatiques, et leurs visites à Bethléem, si honorables qu’elles fussent pour la littérature hébraïque, n’étaient pas toujours sans danger pour eux. Jérôme raconte qu’un de ses maîtres n’entrait jamais chez lui que la nuit de peur d’être lapidé par ses compatriotes et peut-être un peu par les chrétiens. Il ne manquait pas de gens en effet qui criaient que Jérôme se faisait juif ; de même qu’on l’avait accusé de se faire un prédicateur de paganisme quand il enseignait Cicéron, on l’accusa d’être un apostat judaïsant quand il étudia l’hébreu. L’ignorance tire parti de tout pour nuire à qui la méprise. Rufin se fit encore l’écho de ces attaques jalouses, d’abord clandestinement et avec mesure, plus tard ouvertement et avec violence. Un des maîtres de Jérôme s’appelait de deux noms, Barraban et Barbanina ; profitant de la ressemblance du premier de ces noms, avec celui d’un voleur fameux dans l’Évangile, Rufin imagina cette plaisanterie spirituelle, mais acre comme tout ce qui sortait de lui : « Jérôme est un digne membre de la synagogue de Satan ; à l’exemple de ses amis les Juifs, il préfère Barrabas à Jésus-Christ. »

Outre la traduction de plusieurs parties de la Bible d’après l’hé-