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que M. Montégut eût pu indiquer dans son ingénieuse hypothèse sur la Tempête de Shakspeare, le grand poète anglais a traduit dans le second acte de cette ravissante comédie un morceau du chapitre des Cannibales. Le livre de Montaigne était une des lectures favorites de Shakspeare. Les Essais furent traduits en anglais en 1603 par Florio ; parmi les raretés les plus curieuses que possède la bibliothèque du British Museum se trouve l’exemplaire de la traduction de Florio qui a appartenu à Shakspeare, avec la signature du poète. D’une boutade de Montaigne, Shakspeare a fait le plan de république utopique qu’il a mis dans la bouche de Gonzalo. La république que la verve de Montaigne imaginait chez les cannibales, et que Gonzalo voulait établir dans l’île de Prospéro, peut se définir du nom de celle de M. Proudhon, l’anarchie. « C’est une nation, dirais-je à Platon, — ainsi parle Montaigne en belle humeur, — à laquelle il n’y a aucune espèce de trafic que, nulle cognoissance de lettres, nulle science de nombres, nul nom de magistrat, ny de supériorité politique, nul usage de service, de richesse ou de pauvreté ; nuls contrats, nulles successions, nuls partages, nulles occupations qu’oysifves, nul respect de parenté que commun ; nul vestemens, nulle agriculture, nul métal, nul usage du vin ou du bled ; les paroles mesmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détraction, le pardon, inouyes. Combien trouveroit-il la république qu’il a imaginée esloingnée de cette perfection ! » Enchanté de ses cannibales, le Gascon s’écrie : « Tout cela ne va pas trop mal ; mais quoy ! ils ne portent point de hault de chausses. » Ce qui séduisait Montaigne chez ses sauvages, c’est que leur société « se peust maintenir avec si peu d’artifice et de soudure humaine. »

C’est de cette soudure par laquelle s’obtient la cohésion de la société politique qu’il est aujourd’hui question parmi nous. Il s’agit d’en trouver une qui soit plus humaine, moins artificielle que celle qui nous tient en nous contraignant à une passive inertie. Un peuple vivant est une vaste association d’associations particulières : c’est surtout du mode suivant lequel les associations particulières se lient et se fondent dans l’association générale que dépend la liberté d’un peuple. Les associations administratives et politiques déterminées par le fait de la cohabitation sur une certaine étendue de territoire se classent dans la proportion de cette étendue. La première de ces associations, la plus naturelle, est la commune. L’histoire, la géographie, les variétés de races et de langues, avaient autrefois constitué chez nous les provinces ; mais la tradition provinciale a été brisée par la révolution française. Entre les associations communales et la grande association, qui est l’état, il y a place pour des associations intermédiaires. Chez nous, de la commune à l’état, la gradation est établie par ces formes d’association que l’on appelle le canton, l’arrondissement, le département. Comment faut-il attacher en faisceau ces divers organismes de la vie collective du pays ? Il se trouve en France