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mis des traitans étaient punis, on maintient le droit qu’ils avaient été autorisés à percevoir.

Ce fut la dernière explosion populaire causée par les impôts sous le règne de Louis XIV. Peu à peu les greniers s’étaient remplis, et l’industrie avait été exonérée des charges de la guerre. La consommation reprenait avec la confiance. Un nouveau règne se montrait d’ailleurs à l’horizon avec les illusions ordinaires et les populations laborieuses, si longtemps foulées et opprimées, commençaient à respirer. On vient de voir qu’elle avait été leur mise. Peu après la bataille de Lens, l’avocat-général Talon disait déjà devant Louis XIV, à l’occasion de nouveaux impôts que le parlement refusait d’approuver : « Il y a des provinces entières où l’on ne se nourrit que d’un peu de pain d’avoir et de son. Les victoires ne diminuent rien de la misère des peuples… Toutes les provinces sont appauvries et épuisées… » Plus tard, les victoires se succèdent, et la misère augmente encore. Nous n’avons pas cité, entre autres témoignages irrécusables, celui du lieutenant-général de Lesdiguières, écrivant en 1675 et que dans le Dauphiné les paysans n’avaient d’autre nourriture que l’herbe des prés et l’écorce des arbres. Nous n’avons pas invoqué non plus les passages célèbres de la Bruyère et de Vauban, car à quoi bon rembrunir un tableau déjà si sombre et suffisamment connu aujourd’hui dans son ensemble ? La seule remarque à faire en terminant, c’est ce contraste de gloire publique et de calamités privées, de grands événemens, de villes conquises, d’agrandissement du territoire, de palais de marbre, de chefs-d’œuvre de toute sorte enfin s’épanouissant comme par enchantement à la voix d’un homme, tandis qu’au-dessous de lui d’autres hommes, mais ceux-là par millions, concourent sans gloire et sans profit, par leurs sueurs, leurs souffrances et leur mort, au but poursuivi par un seul. Ce but, je me hâte de le reconnaître, était patriotique, et la France moderne aurait mauvaise grâce à le contester ; mais qui donc fixera la mesure des sacrifices que le présent doit à l’avenir ? Ce qui est certain, c’est qu’on ne comprendrait plus, dans l’état actuel des choses et des esprits, un progrès, si grand qu’il fût, conquis au prix de la détresse générale, d’impôts écrasans et ruineux, des larmes et du sans de plusieurs générations.


PIERRE CLEMENT.