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de la France, où elle séjourna jusqu’aux approches de sa mort, en 1767[1].

Au commencement de 1767, Sterne revint à Londres. Pendant qu’il était en Italie, la fortune lui apportait des Indes la dernière aventure amoureuse de sa vie sous la forme d’une jeune dame poitrinaire, la fameuse Elisa, femme de M. Draper, conseiller de Bombay, deux fois célébrée, et par Yorick et par notre insupportable Raynal. Elle était née dans les Indes de parens anglais, et elle tenait de sa naissance cette faiblesse de complexion qui distingue les enfans de sang européen condamnés à grandir sous ce climat meurtrier. Son mari, craignant pour sa santé, l’avait envoyée en Angleterre ; elle avait alors vingt-cinq ans, Sterne la rencontra chez des amis communs, les époux James, et comme à ce moment il avait du loisir, ayant achevé et livré à l’impression la neuvième partie de son Tristram, et que de plus la dame possédait ce genre de beauté intéressante qui le captiva toute sa vie, il se décida à en devenir amoureux. Je dis qu’il se décida, parce qu’en effet cet amour ne

  1. Sterne a consigné les aventures les plus intéressantes de ce séjour de trois années en France dans le Voyage sentimental. Ces mémoires ont une tournure trop romanesque pour qu’on leur accorde aucune authenticité autobiographique ; ce sont des histoires arrangées, mais la plupart ont un fondement vrai. M. Fitzgerald, dans plusieurs chapitres de son livre, nous donne des renseignemens curieux sur quelques-uns des acteurs de ce joli livre. Mlle Jeanneton par exemple, la fille de l’aubergiste Varennes, de Montreuil, dont Sterne orthographie le nom Janatone, selon la prononciation anglaise, était encore fort jolie dix-huit ans après sa conversation avec Sterne, et de la langue la mieux pendue, au dire de mistress Thrale, l’amie de Johnson. Lafleur, le fameux Lafleur, a existé en réalité ; c’était un assez mauvais garnement dont les talens étaient des plus singuliers (il battait du tambour et jouait du violon) ; il avait été présenté à Sterne par ledit Varennes, l’aubergiste de Montreuil. Quoique vingt ans après la mort d’Yorick, ce Lafleur vint à Londres, se présenta à plusieurs des amis de son maître et leur raconta une foule de particularités plus ou moins fondées. M. Fitzgerald croit que ce revenant ne fut qu’un faux Démétrius du véritable Lafleur ; cependant quelques-uns des détails qu’il donna s’accordent bien avec le caractère d’Yorick. Selon ce Lafleur, faux ou vrai, le sansonnet du Voyage sentimental aurait existé, et Sterne lui en aurait fait présent. « Seulement, disait-il, je ne l’ai jamais entendu parler ; peut-être avait-il perdu la voix. » M. Dessein a été un personnage. Propriétaire de l’hôtel d’Angleterre à Calais, il a vu passer plusieurs générations de voyageurs illustres, et il avait fait une grande fortune à laquelle n’avait pas peu contribué la renommée que lui avaient value les premières scènes du Voyage sentimental. Lui-même se vantait de cette bonne fortune avec une effronterie sans égale. Un voyageur lui demandait un jour s’il avait connu Yorick. « Ah ! oui, votre compatriote, M. Sterne, un grand, un très grand homme ; il me fait passer avec lui à la postérité. Il a gagné beaucoup d’argent avec son Voyage sentimental ; mais moi, par le moyen de ce livre, j’en ai gagné plus que lui avec tous ses ouvrages réunis. Ah ! ah ! — Prenant alors une des attitudes de Tristram, il plaça son index contre son cœur, disant : qu’en pensez~vous ? puis disparut d’un air de mystère. » Mais il ne s’était pas contenté de profiter de la célébrité que lui avait donnée Sterne, il exploitait son nom sans pudeur. Quarante ans après le Voyage sentimental, on montrait encore la chambre d’Yorick ; or l’hôtel avait été brûlé et reconstruit deux ans après sa mort.