Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/969

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prédilection toute particulière ; mais c’est là un fait d’irrévérence et non pas d’incrédulité. Je crois que ce qu’on peut dire de plus vrai sur ce chapitre des croyances de Sterne, c’est qu’il n’aimait ni les théologiens, comme le prouve le Tristram Shandy, ni la théologie, comme le prouvent ses Sermons. Aller plus loin serait imprudent et injuste, car il est irréprochablement orthodoxe dans les parties de la doctrine chrétienne qu’il expose, et s’il était hérétique ou incrédule dans celles qu’il n’expose pas, nous n’en savons rien, puisqu’il ne l’a jamais dit.

Reste le chapitre des mœurs ; eh bien ! ici encore on peut plaider les circonstances atténuantes, et M. Fitzgerald s’est acquitté de cette tâche délicate avec une habile insistance. D’abord Sterne exerçait une profession pour laquelle la nature ne l’avait pas fait, ensuite il n’était ni meilleur ni pire que la foule des ministres anglicans de cette époque, qui est une phase de tiédeur religieuse et de relâchement moral dans l’église établie. Ministres joueurs, ministres duellistes, ministres mondains et coureurs d’aventures abondaient alors. C’était le temps où un ancien corsaire montait sur le trône épiscopal, où un Horne Tooke se faisait publiquement l’apologiste de Wilkes, où un docteur Dodd expiait sur la potence ses criminelles folies[1]. Ces excuses sont excellentes, cependant elles ne sont pas sans réplique. Sans doute Sterne portait un habit gênant pour son caractère, mais combien d’autres sont dans le même cas qui n’obtiendraient pas de nous la même indulgence ! C’est l’esprit de Sterne qui plaide auprès de nous en sa faveur ; mais essayez un instant de l’en dépouiller, et cherchez s’il sera encore intéressant. Quant à l’excuse tirée des mœurs du clergé du temps, M. Fitzgerald s’est chargé de l’atténuer lui-même en faisant remarquer que c’était cependant parmi ce clergé que Goldsmith avait trouvé le prototype du vicaire de Wakefield, et ce n’est pas sur une exception isolée qu’il a pu peindre un pareil caractère. Le mal fait toujours du bruit et le bien en fait rarement, c’est pourquoi on a pu compter les ministres joueurs ou duellistes de l’époque, tandis que l’obscurité a recouvert les existences honorables et décentes de ceux qui observèrent fidèlement les mœurs de leur profession. Pour ne citer qu’un exemple, n’est-ce pas dans ces mêmes années où Sterne menait à grandes guides la vie mondaine qu’un jeune ministre qui se pré-

  1. Ce qu’il y a de plus admirable chez les hypocrites, ce n’est pas leur dissimulation, c’est leur effronterie ; ce n’est pas leur habileté a cacher leurs vices, c’est leur audace à condamner ceux d’autrui. Les ovations faites à Tristram Shandy furent, comme on le pense bien ; mêlées de nombreuses récriminations, et un de ceux qui se scandalisèrent le plus fut précisément ce docteur Dodd, qui écrivit contre Sterne une épître en vers pleine de l’indignation la plus sévère.