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prend avec quelle facilité la calomnie a trouvé prise sur lui. Ses qualités sont d’un ordre tout différent de ses défauts. Ses défauts, pleins d’expression et de vivacité, sont tout en dehors et se résument sous ce nom générique : étourderie ; ses qualités au contraire sont réservées, presque modestes, sans bruit ni fracas. En outre sa nature était composée d’une foule de petits contrastes, trop subtils pour être saisis par la plupart des hommes, qui, n’ayant ni le temps ni la volonté de regarder un caractère à la loupe avant de le juger, absolvent ou condamnent en bloc sur ce qui est le plus apparent. Après tout ce que nous avons dit de la conduite et des mœurs de Sterne, de la tournure de son esprit et du caractère de ses écrits, vous ne feriez aucune difficulté, n’est-il pas vrai ? de conclure qu’il fut ce qu’on appelle un mauvais ecclésiastique. Eh bien ! prenez garde ; je n’oserais dire que votre conclusion serait le contraire de la vérité, mais elle irait certainement au-delà de la vérité. Le mauvais prêtre par excellence, ce n’est pas le cynique, c’est l’hypocrite, et il n’entra jamais une parcelle d’hypocrisie dans la nature de Sterne. M. Fitzgerald nous rapporte un fait qui est tout à son honneur. Tandis que d’autres ministres de l’église établie, Horne Tooke par exemple, cherchaient à cacher leur profession lorsqu’ils étaient à l’étranger, ce Sterne, qui avait des allures si légères, qui s’oubliait si volontiers à causer avec les gantières et les filles de chambre, se présenta toujours en France et en Italie dans son costume rigide de gentleman ecclésiastique. Il est très difficile de dire quelle était la mesure de la foi de Sterne, mais rien n’autorise à le taxer d’incrédulité, car la liberté extrême de son esprit, qui seule pourrait justifier cette accusation, s’est toujours arrêtée devant les croyances qu’il était chargé de représenter. Je n’ai trouvé dans ses écrits aucune trace réelle d’incrédulité si ce n’est, dans les dernières parties du Tristram Shandy, un mot fort singulier sur la durée probable du christianisme qui arrête court le lecteur ; mais après examen il se trouve que ce mot exprime la plus honorable des appréhensions, car il identifie la ruine de l’âme humaine avec la ruine du christianisme. Même dans ses badinages les plus mondains, comme dans sa conversation avec la belle coquette qui approche de l’âge du déisme, sa frivolité ne lui fait pas perdre une certaine réserve essentielle, et il sait sauvegarder habilement les droits de la religion révélée et son caractère ecclésiastique par une flatterie galante. Les sentimens religieux ne sont pas absens du Tristram Shandy, et dans ses lettres ils se font jour plus d’une fois. A la vérité, il n’a pas épargné les ridicules ecclésiastiques plus que les autres, et même, ainsi qu’il était assez naturel à un homme qui les avait vus de très près, il les a flagellés avec une