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la liste, le marquis d’E…, qui, avant de se résoudre à réparer sa fortune par le négoce, dépose son épée au parlement de Rennes ? Comme tout ce petit monde nous transporte loin du docteur Slop et de M. Shandy, et comme la réalité de ce brumeux. Yorkshire paraît brutale à côté de la réalité de ce XVIIIe siècle français ! Je parlais tout à l’heure des talens d’artiste de Sterne ; ils sont bien plus étendus et bien plus flexibles qu’on ne le dit communément. Tandis que dans le Tristram Shandy il rivalise avec l’art hollandais pour la précision et le fini des peintures, dans le Voyage sentimental il rivalise avec l’art français du XVIIIe siècle. Les porcelaines de vieux Sèvres n’ont pas une pâte plus légère et plus tendre que la matière de ses récits, les pastels de Latour plus de délicatesse que ses portraits, les peintures de Watteau une couleur plus fantasque, et les peintures de Chardin une plus aimable vérité que ses petits tableaux. Mais si vous voulez mieux comprendre combien le talent de Sterne comme peintre est étendu, relisez, dans la dernière partie de Tristram Shandy, le récit du voyage dans le midi de la France, et dans ce voyage l’épisode des jeunes paysannes languedociennes qui dansent au son du tambourin d’un petit paysan boiteux. Personnes, paysage, tout est nouveau pour l’imagination de l’auteur ; mais sa vive sensibilité aspire à l’instant même l’âme de cette scène, lui révèle le caractère des pays du midi, et il trace sans effort une description qui, épurée d’une ou deux petites taches, égalerait une idylle antique. Lorsqu’il en vient à citer ce passage, Thackeray, qui a été pour Sterne un juge si dur, ne peut s’empêcher de saluer un maître dans l’art de peindre et de sentir.

Un maître dans l’art de sentir ! On a contesté la sensibilité de Sterne ; elle est pourtant très réelle : seulement elle demande à être bien définie et expliquée. Quand on dit que Sterne est sensible, cela ne veut pas dire qu’il éprouve des émotions profondes, sérieuses et durables ; cela veut dire qu’il possède des sens très fins, susceptibles de prendre la fleur et le parfum de toutes les émotions qu’il rencontre sur sa route. Cette sensibilité est mobile, passagère et oublieuse : elle change d’objet à chaque instant et n’est émue qu’un instant ; mais pendant cette minute elle a été aussi sincère que si son émotion avait duré des années. Son défaut, ce n’est pas le manque de sincérité, c’est plutôt une sorte de sécheresse qui se traduit par un facile oubli ; il se passe dans le tempérament de Sterne quelque chose de comparable à ces phénomènes des journées d’été sèches, et chaudes chargées d’une électricité qui n’aboutit pas à l’orage, et qu’on appelle éclairs de chaleur. Ceux qui ont nié cette sensibilité s’appuyaient d’ordinaire sur la prétendue misère dans laquelle Sterne aurait laissé sa femme et sa fille ;