Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/964

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Avec le Voyage sentimental, nous avons à faire à un véritable chef-d’œuvre. Je viens de le relire deux fois de suite, c’est dans son genre la perfection même. Le livre n’a pas la portée du Tristram Shandy peut-être, quoique sous son apparente futilité il cache une réelle profondeur ; mais la composition et la forme en sont autrement irréprochables, et la donnée première, quoique moins forte que celle de son aîné, est plus originale en ce sens qu’elle sort plus directement de la nature de l’auteur. Le Voyage sentimental, c’est du plus pur Sterne, du Sterne filtré, clarifié, réduit à l’état d’essence. Le Tristram Shandy a une tradition, il se rattache en partie à toute une vieille littérature oubliée. Le Burton de l’Anatomie de la mélancolie, sir Thomas Browne, Rabelais, Beroalde de Verville, et je ne sais combien de vieux médecins et de vieux théologiens y ont collaboré avec Sterne ; mais le Voyage sentimental se rapporte directement à Sterne et n’appartient qu’à lui seul. L’idée de ce livre est une de ces trouvailles heureuses qui classent immédiatement un auteur parmi les hommes originaux. Non, s’est dit Sterne, je ne voyagerai pas comme ces singuliers touristes qui, avant de s’embarquer, semblent déposer leur cœur dans leur maison, arrêter jusqu’à leur retour la circulation de leur sang, pour qui le voyage équivaut à une suspension des fonctions de la vie, et que les pays étrangers voient transformés en automates contemplatifs. Non, pendant que le bateau, la diligence ou la chaise de poste m’emporteront, mon pouls continuera de battre, mon cœur malade de soupirer et de désirer, mon âme de rêver. Vous savez s’il a gentiment tenu sa résolution, vous tous qui avez lu le Voyage sentimental. Il n’y a dans toute la littérature de voyages qu’un autre livre qui soit sorti d’une idée aussi originale ; j’ai nommé les Reisebilder d’Henri Heine.

Je ne connais pas de livre qui porte plus vivement l’empreinte du XVIIIe siècle que le Voyage sentimental, et qui fasse revivre à ce point devant nous la France de l’ancien régime. Nos propres compatriotes, romanciers et faiseurs de mémoires de l’époque eux-mêmes, nous en disent moins long. Toute la France coquette, frivole, élégante de Louis XV passe sous nos yeux dans ces esquisses légères. Vous vous rappelez — car comment les oublier quand on les a vues une fois ? — toute cette succession de vives et aimables petites figures : le moine franciscain de Calais, la belle dame de la désobligeante, le valet Lafleur, la fille de chambre des égaremens de l’esprit et du cœur, Marie de Moulins, le chevalier de Saint-Louis marchand de petits pâtés, le mendiant si poli qui salue toutes les dames qu’il rencontre, la gantière qui indique à Yorick le chemin de l’Opéra-Comique, le postillon, le coiffeur parisien, et, pour clore noblement