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garnies de canons coupés dans de vieilles bottes à genouillères, ses travaux de siège et ses simulacres d’attaque et de défense ? Il ne diffère pas d’un enfant même par les jouets. Et ce caporal Trim qui partage les innocentes folies de son maître. avec plus de candeur et de sérieux que Sancho ne partagea jamais celles de don Quichotte, n’est-il pas aussi un vieil enfant ? Ainsi le pouvoir de notre raison et de notre liberté n’est qu’un pouvoir officiel ; les titres sont à elle, mais la réalité du pouvoir appartient à cette faculté enfantine du hobby-horse ou du dada, et il en est du gouvernement de notre âme comme du gouvernement de ces ménages où le père, roi apparent, est gouverné par la mère, qui à son tour est gouvernée par l’enfant. Le dada est le mobile déterminant de nos actions, et la lubie est reine du monde.

Au point de vue de l’art, le Tristram Shandy offre de grands défauts, dont les deux principaux sont une intermittence d’inspiration sans égale et ce que j’appellerai, faute d’un autre mot, une sorte de lazzaronisme qui est le plus déplaisant du monde. On dit que la pantomime irlandaise est la plus vive après la pantomime napolitaine, et que rien ne rappelle le lazzarone comme le mendiant des rues de Dublin ou de Cork. Or on sait que Sterne avait par sa mère du sang irlandais dans les veines, et on ne le saurait pas qu’on devinerait à sa gesticulation effrénée qu’il est de race mêlée. Il n’a rien, à aucun degré, de cette grave tenue anglaise qui repousse la pantomime ; il n’a rien non plus de cette forte jovialité anglaise qui distingue le talent de Fielding par exemple, de ce rire semblable à celui d’un homme robuste, qui soulève le ventre en laissant les membres immobiles, de cette gaîté qui se sauve par sa masse de ses propres exagérations et trouve dans sa pesanteur son centre de gravité et son aplomb. Sterne manque entièrement de ce lest, et la trop grande facilité qu’il éprouve à se mouvoir lui fait multiplier à l’excès les gambades et les gestes. Un lazzarone ne se livre pas à une plus vive pantomime pour obtenir une aumône que Sterne pour gagner l’affection de son lecteur, affection qu’il lui paie, dès qu’il l’a conquise, par une grimace irrévérencieuse que ne désavouerait pas le plus endurci des polissons parisiens. L’autre défaut, l’Intermittence d’inspiration, est encore plus accusé et fait de la lecture de ces pages amusantes un travail des plus pénibles. L’esprit de Sterne disparait tout à coup et sombre comme un homme qui se noie eu comme un mur qui s’écroule. Une sortie éloquente est subitement écrasée par une avalanche de non-sens, et ses plus beaux épisodes sont trop souvent comme des oasis entourées d’un désert de chapitres stériles ; mais au milieu de ces sables mêmes il se rencontre des richesses enfouies et recouvertes, il y a des pages où