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du caporal Trim et de l’oncle Toby, — car il devait être le premier d’une longue série et il n’a pas eu de suite[1], — nous avions déjà mis en lumière l’originalité de la philosophie shandyenne. « Sterne, disions-nous après quelques critiques assez vives, a un mérite qui rachète amplement ses défauts ; on peut dire qu’il a découvert d’instinct une branche très importante des sciences morales, encore peu cultivée, mais qui le deviendra toujours davantage à mesure que la société deviendra plus raffinée et plus compliquée, l’entomologie morale. Nul mieux que Sterne n’a vu, l’invisible et saisi l’insaisissable, nul n’a mieux compris les mobiles bizarres et occultes des actions humaines et les mystérieux secrets du cœur humain. » M. Shandy est fataliste à la manière de Pascal, lorsqu’il dit : Si le nez de Cléopâtre eût été plus long, l’histoire du monde eût été changée. Le fond de sa doctrine n’est donc pas absolument nouveau ; mais ce qui est nouveau et original, ce sont les applications qu’il en fait et la manière dont il l’expose. Nous teignons tous de nos couleurs les doctrines que nous adoptons, et ainsi fait M. Shandy de cette vieille doctrine du scepticisme fataliste à laquelle il communique l’excentricité de son caractère. Nous n’avons pas affaire ici à un grand esprit simple et noble comme Pascal, mais à un squire campagnard à demi dégrossi par une culture qui est d’un autre siècle, et dont les opinions, bizarrement contournées et déformées par une expérience étroite, ont acquis dans sa solitude rustique une tournure paradoxale. Avec lui, la théorie des grands effets produits par les petites causes prend un air de science occulte et devient une sorte d’astrologie judiciaire qui place les influences bonnes ou mauvaises de nos destinées non dans les astres, mais dans des circonstances en apparence fortuites qui sont déterminées par des mobiles qu’il est presque impossible d’apercevoir, ou qui se rattachent à des lois secrètes que la nature nous dérobera toujours. Par exemple, c’est une fatalité de premier ordre que de naître avec un nez camus. Faites tout ce que vous voudrez : si vous naissez avec un nez camus ou écrasé, vous ne serez jamais un homme remarquable. Consultons l’histoire, et nous verrons que tous les grands hommes ont eu le nez aquilin. Pourquoi cette injustice de la nature ? Nous ne le saurons jamais ; tout ce que nous pouvons faire, c’est de prendre nos précautions pour conjurer cette fatalité lorsqu’elle, n’est pas absolue. Voici un enfant qui est formé avec un nez droit ; l’accoucheur, par maladresse ou ignorance, le lui écrase à sa venue au monde : il fait à cet enfant un tort

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1859, les Petits secrets du cœur, une Conversion excentrique.