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comme votre devise, ma chère Kitty, un ami qui ne changera pas que en mourant (sic)[1]. »


Ce serment d’amour éternel, nous l’avons déjà vu faire à miss Lumley ; il était au nombre des manies de Sterne. Toutes les fois qu’il était amoureux, ce devait être pour l’éternité.

J’ai dit il y a un instant que nous ne savions presque rien de la vie de Sterne pendant les vingt premières années de son mariage. Hélas ! nous voudrions en savoir moins encore. Pour un esprit aussi éveillé que le sien, la vie sédentaire dans une paroisse de campagne, en compagnie d’une femme tant soit peu maussade, devait être un pénible supplice ; aussi le voyons-nous s’échapper le plus souvent qu’il peut, à York, à Scarborough, la ville d’eaux alors à la mode, où il aimait à se promener en voiture sur la plage, en ayant soin qu’une des roues baignât dans la mer, à Crazy-Castle, le bien nommé, Castellum infirmorum, comme traduit ingénieusement Sterne dans l’épître macaronique que nous avons citée, un vrai logis de fous et de toqués. Le propriétaire de ce château était ce Hall Stevenson, camarade de Sterne à l’université de Cambridge, qui sous le nom d’Eugenius donne de si bons conseils à Yorick dans le Tristram Shandy. C’était un gentilhomme d’humeur excentrique, convulsivement gai, brusquement mélancolique, si amusant que mistress Sterne, qui ne le voyait jamais sans un froncement de sourcils, ne pouvait s’empêcher de l’aimer, si morose qu’il en oubliait parfois les devoirs de la plus simple politesse, et qu’il s’enfermait des matinées entières dans sa chambre pendant que son château était plein de ses amis. Il prétendait qu’il était malade lorsque le vent soufflait de l’est, et tous les matins il consultait sa girouette pour savoir s’il aurait le droit de se bien porter ce jour-là. Une fois que le vent soufflait très fortement de cet est maudit, Sterne chargea un polisson des environs de fixer la girouette pendant la nuit dans la direction opposée ; le lendemain, Stevenson se portait à merveille et se montrait le plus gai des compagnons, bénissant le vent du sud ou du nord qui lui faisait cette belle humeur. Dans ce château se trouvait une bibliothèque riche en livres de ces vieilles et excentriques littératures anglaise et française, et Sterne aimait à y passer de longues heures, amassant sans le savoir de nombreux matériaux pour son Tristram Shandy à la si amusante érudition. Malheureusement tous les plaisirs de Crazy-Castle n’étaient pas aussi innocens. Hall Stevenson était l’auteur d’un volume de poésies licencieuses qu’il semble avoir imitées de nos vieux poètes, intitulé Crazy tales (Contes du château de Crazy ou contes fous ; ce titre

  1. Ce salut final est en français dans l’original.