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Cependant la calomnie ne s’est pas contentée de la prise énorme que lui donnait la conduite de Sterne, et elle a trouvé moyen d’exagérer encore ses torts. Il ne lui a pas suffi qu’il ait été infidèle à tort et à travers, elle a encore voulu qu’il ait laissé sa femme et sa fille dans le dénûment pendant, qu’il courait les aventures en France et en Italie, ou qu’il faisait la roue dans les salons de Londres. Rien n’est moins vrai. Si mistress Sterne n’eut jamais une grande part du cœur de son mari, elle eut toujours en revanche une très grande part de sa bourse, et si on examinait de près les comptes du ménage, en tenant compte de la différence de valeur de l’argent entre cette époque et la nôtre, on trouverait peut-être qu’elle ne vécut pas non plus avec une grande économie. Cette calomnie était réfutée presque dès le lendemain de la mort de Sterne par la publication que sa veuve et sa fille, un peu à court d’argent, firent de sa correspondance en 1775, et cependant telle est la force du mensonge une fois répandu, que ladite calomnie dure comme si l’on n’avait pas les lettres adressées à sa famille et surtout celles adressées aux banquiers Foley et Panchaud. Ces lettres se rapportent exclusivement, il est vrai, aux dernières années de la vie de Sterne ; mais on peut en induire sans aucune témérité que sa conduite envers sa femme, au moins en ce qui touchait aux soins matériels, fut en tout temps irréprochable. Cette correspondance commence à l’époque où Sterne fut appelé en France pour la première fois par les soins de sa santé. Obligé d’y séjourner plus longtemps qu’il ne pensait, il écrit à sa fille et à sa femme de venir le rejoindre. Il n’est pas de précautions qu’il ne leur recommande tendrement de prendre ; il n’est pas de petit objet d’utilité domestique dont il ne les invite soigneusement à se munir. « J’espère que cette terrible chaleur sera tombée au moment où vous vous mettrez en route. Toutefois je vous prie de prendre bien garde de vous échauffer le sang en voyageant ; marchez tout doucement lorsque vous trouverez que la chaleur est trop forte… Je suis impatient de vous voir toutes les deux après une si longue séparation, ma chère femme et mon cher enfant ; écrivez-moi une ligne tout directement afin que je puisse faire ce que vous me recommanderez, et que je vous tienne des logemens prêts. » — « J’espère que vous êtes convaincue de la nécessité d’emporter avec vous 300 livres, surtout si vous considérez que Lydia doit avoir deux légers négligés, que vous aurez besoin d’une robe ou deux ; quant aux toiles peintes, achetez-les en ville, parce qu’elles sont beaucoup plus admirées lorsqu’elles sont anglaises que lorsqu’elles sont françaises. Mistress H… m’écrit pour me dire que vous vous trompez, si vous croyez acheter la soie meilleur marché à Toulouse qu’à Paris… Dans ce pays, sachez-le, il ne faut pas faire d’économie sur la garde-robe