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de l’autre pour être malheureux. Je ne pus lui répondre que par un regard de sympathie reconnaissante et un profond soupir, et je retournai à votre logement, que j’ai loué jusqu’à votre retour, pour me résigner à mon malheur. Fanny m’avait préparé à souper, — elle est tout attention pour moi, — mais je me mis à table avec des larmes, une sauce bien amère, ma Lumley ; c’est pourtant la seule dont je pusse assaisonner mon repas, car au moment où elle commença à servir ma petite table, mon cœur m’abandonna. Une assiette solitaire, un seul couteau, une seule fourchette, un seul verre ! je donnai mille regards pensifs et pénétrans à cette chaise que tu as si souvent honorée de tes charmes dans ces repas tranquilles et sentimentaux, puis je posai ma fourchette et mon couteau, et je pris mon mouchoir, et j’en couvris mon visage, et je pleurai comme un enfant. C’est ce que je fais à ce moment même, ma Lumley, car, en prenant la plume, mon pouls bat plus vite, ma figure pâle brille de fièvre, et les larmes tombent sur le papier pendant que je trace le nom de Lumley. »


Nous venons de voir une des averses de sensibilité de ce cœur aux ondées rapides et fréquentes qui fut un avril perpétuel ; voici maintenant une de ses matinées de soleil. C’est une invitation au retour dans le ton du meilleur Sterne. Le style un peu vieillot en est encore charmant :


« Les villes populeuses et les sociétés affairées peuvent plaire à ceux qui sont gais et insoucians, mais la solitude est la meilleure nourrice de la sagesse, Il me semble que je vois en ce moment ma contemplative jeune amie occupée dans son jardin à épier les approches graduelles du printemps. Le perce-neige et la primevère, ces premiers et bienvenus visiteurs, jaillissent sous tes pieds. Flore et Pomone te considèrent déjà comme leur suivante, et dans peu de temps te chargeront de leurs plus doux, fruits. La race emplumée t’appartient tout entière, et avec elle une musique qui ne doit rien à l’art commencera bientôt à saluer joyeusement tes promenades du matin et du soir. Cependant, aussi doux que tout cela puisse être, reviens, reviens, les oiseaux du Yorkshire accorderont aussi bien leurs instrumens et chanteront aussi mélodieusement que ceux du Staffordshire. Adieu, ma bien-aimée, trop à toi pour mon repos. »


Miss Lumley revint, mais dans un état de santé qui fit craindre un instant à Laurence qu’elle ne lui fût enlevée pour toujours. V Dans la courte esquisse qu’il traça de sa vie pour l’instruction de sa fille Lydia quelques jours avant sa mort, il nous a conservé sur cette maladie une touchante anecdote. « Un soir que j’étais assis près de son lit, le cœur presque brisé de la voir si malade, elle me dit : Mon cher Laurey, je ne serai jamais à vous, car je crois en vérité que je n’ai pas longtemps à vivre ! Mais je vous ai laissé jusqu’à un shilling de ma fortune. Puis elle me montra son testament. » Miss Lumley ne mourut pas, et cette petite fortune dont elle voulait faire Sterne héritier servit vingt ans plus tard à payer