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Ils continuèrent à monter pleins d’ardeur et de joie. Ils atteignirent bientôt le premier sommet et y fixèrent un drapeau. « Le dernier morceau sera peut-être un peu dur, » dit Walters. Tous avaient eu la même pensée, mais on était mécontent de l’entendre exprimer tout haut. A mesure qu’on approchait de ce dernier sommet, la difficulté d’y arriver apparaissait plus formidable. Une arête tranchante comme le faîte d’un toit reliait la cime inférieure à la cime la plus haute, qui surplombe Zermatt ; mais cette arête aboutissait à une paroi verticale, et c’était le seul moyen d’approcher du sommet, car à droite et à gauche c’était le vide, un abîme de 4,000 pieds de profondeur. Trois des guides murmurèrent sourdement : « C’est impossible. » Benen seul se taisait. « Ne pouvons-nous au moins nous hasarder sur l’arête ? » demanda M. Tyndall. On s’y avança avec précaution jusqu’à ce qu’on arrivât à une entaille qui découpait l’arête à pic. Il aurait fallu descendre le long de cette brèche, reprendre le faîte, et alors on se serait trouvé au pied de la dernière paroi perpendiculaire, qui paraissait absolument inaccessible. Ils s’assirent, la tête baissée. La cime était là si près d’eux ! Le Cervin a 13,795 pieds, ils étaient à 13,600 pieds ; il ne leur en restait qu’environ 200 à gravir pour atteindre cette cime orgueilleuse qui semblait les défier. Que faire ? Battre en retraite après être monté si haut, c’était bien amer. Benen grondait comme un lion à qui sa proie échappe. Enfin il fallut s’avouer vaincu ; à moins d’emprunter les ailes de l’aigle, impossible, semblait-il, d’aller plus haut.

Les guides essayèrent de rejeter sur M. Tyndall la responsabilité de la retraite : il s’y refusa. « Descendez ou montez, répondit-il imperturbablement, et je vous suivrai : où vous irez, j’irai. » Benen réfléchit, chercha des yeux un moyen d’aller plus avant, et, n’en trouvant point, donna enfin le signal du départ[1]. Le retour s’opéra plus facilement que la montée, parce qu’arrivés au mur à pic qu’ils avaient escaladé avec tant de peine le matin, ils fixèrent la corde et se laissèrent glisser le long des flancs de la montagne. Une décharge de grêlons les assaillit avant qu’ils eussent atteint le Breuil, comme si le Cervin, indigné qu’on eût osé attenter à sa sauvage majesté, eût voulu punir les audacieux mortels qui avaient prétendu poser le pied sur son front inviolé.

  1. Dans son simple et mâle récit (Saturday Review, 8 août 1863), M. Tyndall ajoute : « Benen parla de difficultés, mais non d’impossibilité. Peut-être étions-nous fatigués. Si les autres guides n’avaient pas été découragés, Benen se serait aventuré plus loin ; mais de plus braves et de plus adroits que nous feront peut-être ce que nous n’avons su faire. « Jusqu’à ce jour du moins, ces explorateurs plus braves et plus adroits ne se sont pas encore rencontrés.