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très fréquentes. Déjà des dames même ont accompli cette formidable escalade, qu’on jugeait impossible autrefois. Deux de ces intrépides jeunes filles anglaises qu’on retrouve sous toutes les latitudes prêtes à braver toutes les fatigues et tous les périls, miss Howse en 1861 et miss Walker en 1862, ont mis le pied sur la Aller-höchste-Spitze.

Le seul pic de tout le groupe dont aucun mortel n’a encore foulé le sommet est le Cervin. Personne même n’avait essayé de le gravir, tant l’entreprise paraissait vaine. Récemment pourtant il s’est trouvé quelqu’un pour tenter l’impossible, et ce n’est pas un montagnard, un chasseur de chamois, un guide émérite, c’est un homme de cabinet, un savant, un professeur de physique, M. Tyndall. Le professeur Tyndall, membre de la Société royale de Londres, est l’un des premiers physiciens de l’Angleterre ; il s’est fait un nom dans le monde scientifique par ses belles découvertes sur la puissance calorifique des rayons obscurs, mais dans la région alpestre de la Suisse on ne connaît en lui que le vigoureux et intrépide ascensioniste qui le premier a gravi la cime de l’inaccessible Weisshorn[1], qui a bivaqué et passé la nuit au sommet du Mont-Blanc, et qui s’est distingué par mainte autre prouesse à faire reculer les plus hardis montagnards. Les guides ne parlent de lui et de M. Kennedy qu’avec respect ; ils s’inclinent au nom de ces Anglais qui leur ont appris à ne pas reculer devant les plus redoutables sommets.

En 1860, M. Tyndall avait tenté d’escalader le Cervin du côté du Breuil, en compagnie de M. Vaughan Hawkins ; mais, quoique aidés par les guides les plus expérimentés, ils avaient été obligés de s’arrêter parmi des précipices sans issue. En 1861, il étudia la montagne, mais ne put l’attaquer. Enfin en 1862 il résolut de ne rien négliger pour mener à fin la chanceuse entreprise. Il emporta de Londres des appareils faits avec les matières les plus résistantes et les plus légères, des cordes, des crampons, une petite échelle. Enfin il consacra trois semaines à préparer ses muscles à la lutte qu’il allait entreprendre avec le géant des Alpes. Il s’entraîna à la façon des jockeys et des chevaux de course. Comme il le dit lui-même avec l’énergique précision du physicien, il brûla dans l’oxygène des

  1. L’ascension du Weisshorn est un des exploits les plus rudes et les plus hasardeux accomplis dans les Alpes. Le récit fait frémir. Le Weisshorn, haut de 13,900 pieds, est le point culminant du contre-fort qui borde la vallée de Zermatt vers l’ouest. C’est une pyramide triangulaire un peu moins aiguë que le Cervin, puisque la neige y reste attachée, mais dont les parois sont beaucoup plus verticales que celles du Mont-Rose ou du Mont-Blanc. L’expédition de M. Tyndall, en compagnie de Benen et d’un montagnard de Randah nommé Wenger, dura vingt heures, et chacune de ces heures fut remplie par des marches sans repos, par des efforts surhumains.