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les airs et solidifiée au moment où elle allait retomber en volute. Elle ne se relève pas en étages successifs : elle jaillit. C’est un obélisque triangulaire de 13,800 pieds de hauteur, si effilé, si abrupt, que la neige ne peut s’y déposer, sauf sur les moulures horizontales qui marquent les strates superposées. La crête concave de ce pic étrange surplombe, et les deux arêtes qui en dessinent le profil déchiqueté forment un angle très aigu. Le Cervin paraît complètement inaccessible. Rien qu’à le regarder, on éprouve le vertige. Solitaire et farouche, il semble défier l’homme de jamais poser le pied sur son front inviolé, que l’aigle seul peut effleurer d’un coup d’aile. Ses flancs sont teints de couleurs variées. Jusque près de la cime, ils sont d’un vert noirâtre, rayé des blanches stries de la neige attachée aux saillies parallèles des couches. Dans la partie supérieure, le gneiss et le mica-schiste prennent des tons bruns, isabelle et rougeâtres en raison des molécules ferrugineuses qui s’oxydent à la surface. Par endroits, des serpentines schisteuses et des chlorites dessinent des voûtes d’un vert clair et vif dans la paroi brune où elles paraissent avoir été injectées. La nuit, ces nuances s’effacent, et il ne reste qu’un cône noir, dont la silhouette seule se dessine ; mais cette masse est peut-être encore plus belle alors, quand, sombre et menaçante parmi les neiges argentées des glaciers environnans, elle surgit isolée dans son implacable majesté[1].

Si l’on demandait aux géologues à quoi ressemble le Cervin, j’imagine qu’ils répondraient volontiers à un immense point d’interrogation. Et en effet quelle est l’origine de cette prodigieuse pyramide ? Comment s’est-elle formée ? Quel agent a sculpté ses parois à pic et aiguisé son sommet en fer de lance ? Quelle force a pu découper si nettement ces murailles perpendiculaires ? On serait tenté, je le répète, de croire que c’est un jet de matière liquéfiée lancée du sein du globe et pétrifiée en un prisme immense ; mais au flanc de la montagne on aperçoit les lignes de stratification et les couches de différentes couleurs qui la constituent. Ces couches sont même presque horizontales et plongent vers le sud sous un angle très peu incliné. La montagne n’est donc pas formée, comme beaucoup d’autres hauts sommets tels que le Mont-Blanc, le Finsteraarhorn ou le Weisshorn, de masses redressées et reposant sur leur tranche. Alors faudrait-il admettre avec les partisans du système de l’érosion, et ainsi que le soutient M. Tyndall, que ce sont les influences atmosphériques et l’eau qui, en creusant les vallées, ont aussi enlevé peu à

  1. Du côté du nord, il est absolument impossible même d’essayer de gravir le Cervin ; du côté du sud, cette montagne se rattache à la grande arête du centre par des pentes moins verticales. Aussi est-ce de ce côté qu’un Anglais, M, Tyndall, a tenté récemment de l’aborder.