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malgré la clairvoyance et la vigueur de sa pensée, Poussin quelquefois semble s’être préoccupé outre mesure de la crainte d’avilir son style en y introduisant certains tours empruntés du fait immédiat. La recherche de l’expression majestueuse ne laisse pas de faire tort, sous son pinceau, à l’expression vive ou naturelle, tandis que Puget, ou, vers le milieu du siècle suivant, Doyen et quelques autres gens habiles élargirent si bien dans leurs ouvrages la part de la réalité contemporaine que l’antique n’y eut plus que la place d’un élément accessoire ou la signification d’une étiquette. Survint David, qui, à force de réagir contre les profanateurs de la beauté classique, exila presque du domaine de l’art tout ce qui n’avait pas exclusivement pour objet la glorification de celle-ci, — jusqu’au jour où un nouveau mouvement d’idées entraîna, au nom de la vérité, la peinture française dans le champ des innovations à outrance et des aventures. Il était réservé à M. Ingres d’associer pour la première fois avec une équité parfaite, de réconcilier deux principes jusqu’alors en divorce complet dans notre école. Non-seulement le dessin d’Homère s’ajoute comme un témoignage de plus aux témoignages sur ce point successivement produits ; mais, tout en confirmant l’autorité de ces preuves, il porte en soi je ne sais quel rayonnement, je ne sais quelle sève de poésie qui, moins qu’ailleurs peut-être, permettent à l’admiration d’hésiter et à l’esprit du spectateur de se méprendre sur la force intime, sur l’ample sérénité des inspirations.

Est-il besoin de dire après cela que, loin de paraître lassée par les travaux qu’elle n’a cessé d’accomplir depuis le commencement du siècle, la main qui vient de tracer ce nouveau chef-d’œuvre n’a jamais été ni plus déliée, ni plus ferme ? Faut-il regarder avec surprise, faut-il même mesurer le long intervalle qui sépare, dans la vie du peintre d’Homère, l’époque des débuts de celle où il achève d’attester ainsi sa fécondité et sa vigueur ? Autant vaudrait s’étonner de voir un chêne dès longtemps enraciné dans le sol dont il est l’honneur croître encore et reverdir d’année en année. L’âge qui pour des talens d’une autre essence serait celui de la vieillesse n’est pour le talent de M. Ingres que l’âge de la maturité. Oublions donc les quatre-vingt-quatre ans du maître, puisque ses œuvres n’en dénoncent rien, ou, s’il nous arrive de nous les rappeler en dépit d’elles, que ce soit pour saluer avec un surcroît d’admiration et de respect les preuves de l’éternelle jeunesse, de l’inaltérable santé de son génie.

Qu’il nous soit permis toutefois en terminant d’exprimer un regret. Une œuvre de cette importance et de ce caractère, une protestation aussi fière contre les humbles inclinations ou les erreurs auxquelles nous cédons trop souvent, une telle œuvre aurait dû apparaître en face même des témoignages suspects dont il lui appartient de faire justice, en face surtout des talens de bonne volonté qu’elle peut si bien achever de convaincre, si puissamment encourager. Ce que nous aurions souhaité pour elle, pour l’honneur de notre école, pour les progrès du goût dans notre pays, c’est