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succès et de revers sans exemple ? Dans leur contenance impassible, n’étaient-elles point pleines de questions sur le sens, la portée et l’avenir de l’œuvre napoléonienne, sur le développement politique de la France et de la révolution ? Nous ne comprenons point que l’on ait imaginé que le fils d’un frère de Napoléon, à moins d’être préparé par une stricte diète officielle, pût résister à l’émotion et à l’entraînement d’une situation semblable. C’était le prince Napoléon qui devait être le témoin et l’orateur de cette apothéose. Or les idées du prince n’étaient ignorées de personne. Ses discours prononcés au sénat ont appris à tout le monde comment il interprète l’œuvre de Napoléon ; si l’on a un reproche à lui adresser, ce n’est point de manquer de franchise quand il prend la parole ; on sait combien il est indifférent au danger de choquer ceux qui ne pensent point comme lui, et quel âpre plaisir il semble prendre au contraire à les étonner, à les brusquer, à les provoquer par la pétulance et les trivialités hardies de son langage. Cependant par une rare fortune il arrivait cette fois que ce périlleux improvisateur n’avait pas voulu jouer la portée de son discours au hasard de l’inspiration du lieu et du moment. Il avait arrêté d’avance son interprétation méditée et solennelle de l’œuvre napoléonienne ; cet orateur abrupt, aux mouvemens brisés, aux élans farouches, s’était lui-même mis en garde et avait écrit la page qu’il allait donner à l’histoire, et le gouvernement avait omis de prendre connaissance de cette page avant qu’elle fût présentée au public ! Le gouvernement peut dire qu’il a péché par excès de confiance ; mais une confiance trop abandonnée n’est guère compatible avec le maintien d’une stricte discipline.

Si la lettre de l’empereur au prince Napoléon nous laisse un regret, c’est qu’elle interdit ou plutôt qu’elle rend inutile la discussion du fond même du discours du prince. Ce discours offre en effet des thèmes importans et à notre avis d’un grand intérêt actuel à la polémique politique. Sans parler des nombreuses questions de politique étrangère touchées par le prince, n’eût-il pas été utile de vérifier par la discussion cet idéal de Napoléon libéral tracé par son neveu avec tant de complaisance, et cette théorie du progrès vers la liberté par la dictature, progrès durant lequel le prince place une période transitoire où la nation doit faire le sacrifice du self-government, quoique, suivant le prince, elle doive y jouir encore de la pleine liberté de penser et d’écrire ? La liberté, il faut le dire, n’a été que le côté utopique du système napoléonien. Le premier empereur ne s’est occupé de la liberté que pendant la période sitôt évanouie des cent-jours et dans les cruelles méditations de Sainte-Hélène. La liberté n’a donc jamais été pour lui une affaire pratique sur laquelle se soit véritablement exercée l’action de son génie, et tout ce qu’il a pu dire après coup à ce sujet n’a fait que léguer à l’avenir un problème dont les termes viennent d’être posés à nouveau par le prince Napoléon, mais qui n’est point résolu encore, et qui excite les doutes et l’impatience des générations contempo-