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bouri, narghilé rustique du pays. Dix minutes après, nous dégustions le breuvage odorant du kaffa, plongés dans l’ineffable béatitude que comprennent ceux qui ont savouré le plaisir d’une marche dans la khala[1], et surtout de la halte qui la suit. J’embrassais d’un coup d’œil rapide l’horizon ambiant, je choisissais dans le rayon d’un kilomètre la montagne la plus haute ou la plus propre à me servir d’observatoire, et j’allais m’y poster. Dieu sait toutes les lésions que la griffe de chat du kiter, le poignard dentelé de l’aloès faisaient à ma peau et à mes vêtemens dans ces excursions de touriste à travers la forêt nubienne ! Mais aussi avec quel bonheur, arrivé au terme de ma course, je respirais à pleins poumons, en contemplant d’un regard avide le panorama qui se déroulait sous mes pieds ! C’était un vaste plan topographique en relief, dont l’apparente confusion disparaissait à la hauteur où j’étais placé pour me montrer chaque montagne avec ses nervures vigoureuses et saillantes, ses flancs creusés comme ceux des barrancos de la Nouvelle-Espagne, et de loin en loin quelques cirques où les eaux entraînent un peu d’humus qui se couvre en hiver d’une herbe indigente. Rarement je voyais fumer dans ces dépressions les toits de quelque petit village : on dirait que les deux tribus limitrophes se sont éloignées par un accord tacite de ce torrent-frontière, qui ne leur fournit que trop d’occasions de querelles et de rencontres sanglantes autant que futiles.

Ce massif de hautes montagnes où nous étions engagés depuis Aïn se prolonge jusqu’à Mahbar pendant près d’un jour et demi de marche ; par momens, le talus qui surplombait le Lebqa se changeait en un mur à pic, dans les anfractuosités duquel grouillait toute une tribu de singes qui nous regardaient passer avec une sorte de stupéfaction silencieuse et grotesque. Un de nos hommes ayant eu la fantaisie d’envoyer un coup de fusil « dans le tas, » la détonation, répercutée par tous les échos de la gorge, fut aussitôt couverte par un effroyable concert de clameurs et de malédictions renforcées de grimaces ignobles. Mansfield Parkyns, qui a quelquefois assisté à pareil vacarme, avoue y avoir trouvé comme un écho des « commères de Billingsgate, » assimilation peu flatteuse, il faut en convenir, pour les dames de la halle de Londres.

Le cirque étranglé de Fetzahet-Ankoa, où il y a toujours de l’eau, marque à peu près la fin de ces défilés. Dix minutes après, aux hautes et tristes montagnes succèdent des collines qui moutonnent dans un désordre assez pittoresque, et entre lesquelles coulent, parmi les donax d’un vert éclatant qui reposent doucement la vue

  1. La langue arabe a plusieurs mots pour exprimer le désert atmour est le désert nu, sans une poignée d’herbe ; khala est la solitude avec quelques arbres ou buissons clairsemés ; raba est la forêt vierge.