Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/756

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tite tribu samharienne, surprise et massacrée en janvier 1849 par l’armée du chef tigréen Kokobié. Mes serviteurs abyssins passent la tête haute devant ce témoin muet des exploits sanglans de leurs Compatriotes ; notre petite servante Desta, qui est justement du Tigré, raconte le massacre avec des airs aussi triomphans que si elle avait à elle seule remportera victoire. Quelques instans après, en tournant le monticule où s’adosse le cimetière, nous voyons s’ouvrir un large vallon sillonné d’une belle eau courante qui disparait souvent parmi les masses d’arundo donax et d’autres graminées. Dès lors nous laissons derrière nous l’aridité, le désert, les terres basses, avec leurs éternels mimosas, la misère et la servitude, la vraie Nubie enfin ; nous touchons à l’Abyssinie, aux montagnes qui cachent dans leurs flancs noirs les sources vives et les peuples libres.


II

Ce vallon s’appelle Aïn. Il sépare les Menza d’une tribu puissante et peu visitée, les Halhal, qui règne sur la plus grande partie du Samhar et dont la frontière nord n’est pas bien déterminée. Selon leurs propres récits, les Halhal ont émigré de l’Abyssinie, il y a environ deux siècles, sous la conduite d’un certain Asgadé, et se sont établis là sur un petit plateau qui ressemble à un dos de mule, d’où son nom d’Asgadé-Bagla (la Mule-d’Asgadé). Ils étaient encore chrétiens il y a deux générations ; aujourd’hui même, malgré leur islamisme à peu près nominal, ils observent religieusement le repos du dimanche et figurent des croix sur la porte de leurs huttes. Les habitudes d’une vie nomade, l’exemple de leurs voisins, un peu de contrainte matérielle, amenèrent une apostasie qui a eu les plus fâcheuses conséquences, même au point de vue de leurs intérêts. Une fois musulmanes, les tribus de cette zone n’eurent plus aucun moyen de récuser le joug des petits ou grands états musulmans qui les entourent, et qui cherchent à les rançonner au nom du vice-roi d’Égypte.

Aïn était précisément occupé par une fraction des Halhal quand nous y passâmes. Les notables du lieu vinrent, comme de grands enfans, tourner autour de nous dès que nous eûmes établi notre camp sous l’ombre opaque d’un magnifique bouquet d’arbres. Ils se plaignaient à voix basse « que les Francs, depuis quelque temps, ne se gênassent guère pour passer et repasser dans leur torrent ; » mais il n’y eut pas d’autre démonstration hostile, et ils se bornèrent à nous demander un peu de café. Ils portaient le costume des gens du Samhar, le long vêtement blanc avec bordure rouge ou bleue, et non la toge (kouarè, chama) des Abyssins. Dans le Sen-