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On la nomme, je ne sais pourquoi, le Kantiba[1]. Entre ce chaînon et le plateau se développe une fort belle vallée, de deux à trois lieues de large et de dix au moins de long, que les indigènes appellent Motad ; elle est plus connue cependant sous le nom d’Ailet, qui est celui de son principal village, groupe de cinq cents huttes habitées par deux mille Bédouins devenus sédentaires. La plaine d’Ailet est formée d’un fort bon terrain de pâture, et pourrait aisément nourrir le triple de sa population bovine, si l’on forait de nombreux puits dans un sol qui recouvre partout des eaux abondantes. Les Bédouins d’Ailet ont conservé un genre d’alimentation que Strabon attribue à leurs ancêtres les Troglodytes : ils sont très friands de sauterelles. Huit jours avant mon voyage, quand un vol immense de ces formidables ravageurs s’abattit de l’Abyssinie sur les maigres montagnes d’Ailet, la population de la bourgade émigra en masse, chargée de sacs et d’outres, dans la direction du fléau vivant. Ces braves gens n’étaient pas du reste les seuls à la curée : tous les grands oiseaux insectivores, principalement les pintades, s’en donnaient à cœur joie. Je n’ai pas eu le loisir de vérifier si l’acridophagie donne aux Bédouins l’affreuse maladie dont il est question dans les livres ; mais jusqu’à plus ample information on a le droit d’en douter.

Je quittai Maï-Audlid dans l’après-midi, approvisionné d’eau pour vingt-quatre heures. La plaine de Cheb, où l’on s’engage en sortant du torrent, est un désert de quarante kilomètres de traversée, plat, nu, avec quelques bandes de sol cultivable utilisé par les Menza ou par des fractions de tribus nomades du nord. Ces Nubiens, qui passent pour indolens et stupides, ont tiré parti avec une activité vraiment remarquable des rares portions de terre arable que la nature leur a laissées. Si jamais on vient à dresser la carte agronomique de ces régions, le signe qui indiquera les terres cultivables n’y apparaîtra que de loin en loin, presque toujours dans des dépressions où quelque agent physique aura produit le dépôt d’un peu d’humus alluvionnel. Ces terrains sont tous très friables, d’un brun clair qui passe au rouge brique dans le voisinage des roches ferrugineuses ; bien que peu meubles en apparence, ils ont une force productive due évidemment à une action atmosphérique supérieure à celle de nos climats. Le nomade y sème sa doura par un procédé fort élémentaire et qui mérite d’être décrit. Quand les premières pluies (celles que l’on appelle l’arrosage) ont préparé le terrain, le semeur, armé d’une sorte de pieu effilé, creuse à des distances égales des trous d’un pied de profondeur ; sa femme, qui

  1. Ce mot abyssin a désigné primitivement, a ce qu’il parait, un roi de second ordre ; aujourd’hui le kantiba est seulement un maire de village nommé par le négus et différent du tchèka, maire choisi par les habitans.