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des pentes abruptes du Sennaheit, que j’apercevais distinctement à travers les grilles de mon moucharaby, n’avait pas tardé à éveiller en moi un vif désir d’explorer cette région si voisine de ma résidence temporaire, et sur laquelle on n’a encore que de trop rares notions. Il n’y a pas plus de sept ans en effet qu’un voyageur français, M. de Cour val, traversait ce pays, jusque-là aussi ignoré des Européens que le centre de l’Afrique. Son intéressante relation, publiée en même temps qu’une remarquable monographie d’un jeune voyageur suisse[1], attirait alors un moment l’attention sur ces contrées. Un peu plus tard, en 1862, le duc Ernest de Saxe-Cobourg allait, suivi de toute une cour, y chercher des émotions cynégétiques, et cette rapide excursion agitait même assez les populations africaines pour inspirer au négus d’Abyssinie des inquiétudes sur les projets politiques d’un beau-frère de la reine Victoria. Aux renseignemens recueillis par ces premiers visiteurs du Sennaheit ne pouvait-on joindre des données plus précises, et n’y avait-il pas encore plus d’un détail intéressant à recueillir sur les populations du « beau pays » et sur leur territoire ? Telle est la question que je me posai après quelques jours passés à Massouah, et à laquelle je répondis en formant la résolution de visiter au plus tôt le Sennaheit. Il ne me restait qu’à trouver un guide, un compagnon de voyage, et mon choix fut bien vite fait.

À l’époque de mon séjour à Massouah s’y trouvait le père Giovanni Stella, un lazariste italien qui desservait la mission de Keren dans le pays des Bogos. Le père Giovanni se disposait précisément à retourner au siège de sa mission. C’est avec ce digne cicérone, connaissant à fond la langue, les usages, les chroniques du Sennaheit, que je résolus de faire le voyage. Le père Stella était désigné sur toute cette partie de la frontière abyssine sous le nom familier d’abouna Johkannes, « notre père Jean. » À l’époque où l’Abyssinie s’était fermée à la propagande religieuse européenne, en 1855, il s’était fixé au village de Keren, au milieu de la tribu des Bogos, dont la situation demi-indépendante lui offrait pour sa personne et son œuvre une sécurité relative. Au rebours de la plupart de ses confrères, qui commencent par des distributions de bibles ou de médailles au lieu de songer aux réformes morales qui sont la base la plus nécessaire de l’apostolat, il avait d’abord laissé là le dogme et tenté de civiliser les Bogos, tribus livrées jusqu’alors à toutes les violences d’un état social fort rudimentaire et d’une anarchie qui datait de la décadence de l’empire abyssin. Il réussit, à force de patience, à grouper six ou sept villages en un petit état reconnaissant son autorité morale ; il supprima les vendettle, qui décimaient

  1. M. Werner Munzinger, de Soleure, auteur de Sitten und Recht àer Bogos (1859) et de Ost Afrikanische Studien (1864).