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avant, il ne fut pas suivi. Ces malheureux soldats, qui se croyaient trahis, jetaient leurs armes ou tendaient les bras aux Turcs, qui les massacraient sans pitié. Les régimens détachés par Montecuculli, Nassau et Kilmanseg, furent taillés en pièces. Le comte de Nassau tomba frappé d’une balle. Le général de l’artillerie Fugger, accouru au secours, périt en combattant corps à corps avec un des pachas. Cependant les janissaires poussaient devant eux cette masse éperdue. Animés par le carnage, déjà certains de la victoire, ils s’emparèrent du village de Grossdorf, qui défendait une des extrémités du demi-cercle. Cette occupation devait assurer leur succès ; protégé par ce poste, le reste des troupes du grand-vizir pouvait traverser impunément la rivière dans toute l’étendue de la courbe. Les Turcs n’avaient plus à s’inquiéter des troupes placées en dehors des deux points extrêmes où ils avaient réussi à s’établir. Jamais bataille n’avait été plus mal engagée[1]. « Le salut de l’empire était sur le bord du précipice, dit Montecuculli. Un général que je ne veux pas nommer, hors d’haleine, l’épée nue sur la cuisse, se précipita vers moi. — Notre ligne est coupée, s’écria-t-il, tout est perdu, et il faut sonner la retraite, si vous voulez sauver un seul homme de tant de malheureux, — Eh quoi ! lui répondis-je, la bataille est perdue, et je n’ai pas encore tiré mon épée du fourreau ! et ni moi ni ces braves gens qui m’entourent n’ont pris part au jeu ! Attendez donc ! » Et, lui faisant honte de cette panique, Montecuculli le renvoya à son poste. Au fond, il affectait une assurance qu’il

  1. Il se passa à ce moment critique de la bataille un fait singulier, et qui montre ce que tous prévoyaient alors de l’issue de la journée. Le Raab une fois traversé, le grand-vizir, à qui le sultan ne cessait de reprocher avec injure de laisser retenir par un misérable ruisseau « ses invincibles janissaires, que l’océan morne n’avait pu arrêter, » se hâta d’envoyer un messager à Constantinople pour annoncer qu’il venait de forcer le passage, et que la victoire n’était pas douteuse. Le sultan, comme si la conquête de la Hongrie entière n’eût en effet dépendu que de ce premier succès, se laissa emporter aux transports de la joie. Il ordonna, sans plus attendre, des réjouissances publiques et l’illumination des sept jours et des sept nuits, qui est réservée pour célébrer les plus grandes victoires. Ce ne fut qu’après trois jours employés à tirer des fusées, à sonner des trompettes, à illuminer les minarets des mosquées, qu’arrivèrent les nouvelles qui éteignirent ces feux et toute cette joie. — Du côté des chrétiens cependant, les bataillons des cercles, qui avaient pris la fuite et déserté le champ de bataille, emportés par la panique, fuyant toujours, arrivèrent jusqu’à Grütz ; là, soit pour cacher leur lâcheté, soit qu’ils se trompassent de bonne foi, ils annoncèrent la perte de la bataille, la déroute de l’armée et la poursuite imminente des Turcs. Les habitans consternés ramassèrent à la hâte tout ce qu’ils avaient de plus précieux, et se sauvèrent avec leurs femmes et leurs enfans dans les retraites inaccessibles des montagnes. Le bruit de la défaite des chrétiens, traversant les Alpes, arriva bientôt jusqu’à Venise, à Rome et jusqu’à Naples, où il répandit la terreur. On croyait voir les Turcs établis au cœur de l’Europe. Quand la vérité fut connue, on passa soudain de la consternation à toutes les joyeuses démonstrations du triomphe. — Gualdo, Istoria di Leopoldo, p. 472. — Hammer.