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par des buffles que la Bulgarie et la Hongrie fournissaient en grande quantité ; mais ce qui étonnait le plus les nouveaux arrivés, c’étaient les chameaux, en nombre prodigieux, destinés au transport de cet amas de bagages qu’une armée turque porte toujours à sa suite. « Beaucoup prenaient ces étranges bêtes pour des éléphans, dont ils se souvenaient que les armées asiatiques se servaient dans leurs batailles. » Moins familiarisés qu’on ne l’est aujourd’hui avec les mœurs de l’Orient, bien des courtisans venus tout droit de Versailles aux bords du Raab ne connaissaient de l’Asie que Darius et son vainqueur, dont le nom, rajeuni par les flatteries des poètes, était devenu presque le synonyme de celui de Louis XIV. « Voyant toutes ces choses, dit un des témoins du combat, je m’imaginais que je n’avais pas sous les yeux un spectacle moins étonnant et moins éclatant que ces fameuses armées de Perse qui servaient de matière à la valeur d’Alexandre. Il semblait aussi, à voir cette cavalerie si superbement montée, si richement vêtue, à entendre cette diversité singulière d’instrumens harmonieux, que ce fût une cavalcade de tournoi plutôt qu’une armée qui se disposât à des exploits belliqueux, si le canon n’y eût fait sa partie avec tous les autres outils funestes de la guerre[1]. »

Le canon gronda en effet toute la journée du 31 juillet. Dès le matin, les Turcs établirent au sommet de l’arc formé par la courbe que j’ai décrite quatorze pièces d’artillerie qui devaient les couvrir et leur permettre de tenter sur ce point le passage de la rivière. Pour déjouer ce projet, Montecuculli eut soin d’établir en face une grand’garde de nuit prise dans les contingens des cercles ; mais le capitaine allemand à qui il avait ordonné de se fortifier et d’établir des retranchemens dédaigna de prendre ces précautions. Le soir même, un gros de cavalerie turque, passant le Raab, surprit et égorgea cette avant-garde isolée et cachée du reste de l’armée par le rideau des bois ; l’ennemi s’établit à cette place, éleva quelques ouvrages en terre, et se trouva maître du passage.

Le général en chef, ne pouvant plus douter que l’action ne s’engageât le lendemain, donna des instructions par écrit aux généraux des trois corps[2], puis il disposa l’armée sur une seule ligne le long du fleuve, pour faire face à tous les points menacés par

  1. Lettre d’un officier de l’armée, Gazette, 12 août 1664.
  2. Dans ces instructions, Montecuculli recommande aux généraux de ne point se mettre en peine des cris et des hurlemens des barbares, et « qu’on ne s’effraie pas de leur nombre apparent ; parce que cette multitude n’est composée que de gens de néant et de canaille mal armée, que chacun combatte sous son drapeau et prenne garde de ne point rompre l’ordre de bataille, même sous prétexte de porter secours, car il ne faut point se laisser engager, par des feintes et de fausses alarmes, à être hors d’état de repousser les attaques véritables. »