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plus grandes entreprises par cette intuition rapide que de nos jours un homme d’état a justement appelée la part divine du gouvernement. Pour les mener à fin, il ne négligeait pas un détail ; il voulait tout connaître, tout régler : sa patience alors égalait l’impétuosité de sa première pensée. La Syrie pacifiée, les Cosaques domptés, l’Archipel enlevé aux Vénitiens, Candie enfin, qui devait bientôt succomber après un siège dont la valeur française retardait au moins le dénoûment, signalaient à l’Europe cette vie nouvelle qu’un seul homme peut communiquer à un peuple entier. Au dedans, après avoir détruit avec l’aide des janissaires la milice indisciplinée des spahis, il avait réduit les janissaires à une obéissance inconnue jusqu’à lui ; les pachas de l’empire n’étaient plus, sous sa main, que les instrumens dociles d’un chef puissant et unique. Tout reconnut sa loi ; la sultane validé et les eunuques du sérail, ces directeurs obscurs des mouvemens de l’empire, virent leur ambition réduite aux limites du harem. Le commandeur des croyans lui-même fut forcé de ployer sous sa volonté énergique. Kiuperli porta une main hardie jusque sur les plaisirs de son maître, exilant ou faisant disparaître les favorites dont l’influence pouvait contrarier ses desseins.

L’histoire systématique, qui considère l’humanité et les nations comme des plantes qui se développent suivant certaines lois prévues et fatales, s’accommode mal de ces natures puissantes qui changent le caractère de leur siècle et enfantent elles-mêmes les événemens au milieu desquels elles se meuvent. Kiuperli fut un de ces personnages extraordinaires sans lesquels les annales monotones du genre humain ressembleraient trop à ces catacombes où l’on voit rangé dans une symétrie lugubre tout ce qui reste des hommes. Il fut le dernier de ces héros barbares dont les noms firent trembler à diverses époques tous les royaumes de l’Europe. Il avait rempli son peuple d’une ardeur qui dura encore après lui, que son fils, devenu son successeur, sut entretenir, et qui conduisit les Turcs jusque sous les murs de Vienne. C’est là qu’après, un dernier et plus terrible effort devait se briser pour toujours la puissance musulmane. Mais ce que nous voulons raconter ici, c’est comment, vingt années avant que l’épée de Sobieski délivrât l’Autriche et assurât le salut de la chrétienté, le courage et la générosité de la France, venant en aide à sa rivale, lui procurèrent un triomphe éclatant et quelques années de repos. A peine sortie des luttes de la guerre de trente ans, à la veille de la guerre pour la succession d’Espagne, la France offrait sans hésiter son appui à la maison d’Autriche en danger, et sa vaillante noblesse se portait avec joie à la tête des armées chrétiennes dans les plaines de la Hongrie. Noble et douce fortune de