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À cette seconde moitié du XVIIe siècle, la paix se maintenait encore de nom, malgré des combats sans cesse renouvelés ; les Turcs cependant avaient déjà envahi la Transylvanie, ce champ de bataille toujours ouvert aux hostilités des deux empires, et tout annonçait que bientôt se rallumerait la guerre, une de ces guerres dans lesquelles se joue non pas seulement la vie de quelques milliers d’hommes, mais la destinée des nations. Les changemens survenus dans l’empire ottoman la rendaient certaine et imminente. Après une période de langueur et d’affaissement, la puissance turque, sous la main du grand-vizir Kiuperli, avait recouvré toute l’énergie des premiers jours de l’islamisme. Kiuperli, quoique né dans l’Asie-Mineure, appartenait par son père à cette race albanaise, si fine, si intelligente, qui au XVe siècle fut représentée chez les chrétiens par Scanderberg (1469), et de nos jours chez les musulmans par Méhémet-Ali. Comme la plupart des hommes qui ont laissé un nom en Turquie, il avait exercé dans sa jeunesse les métiers les plus divers et parcouru successivement toutes les conditions sociales. Dans un pays où l’opinion ne connaît pas de profession vile et méprisable, l’esprit acquiert, à travers ces épreuves, une force et une souplesse rares. Nous n’avons pas vu en France que tel de nos maréchaux qui avait débuté par être ouvrier ou soldat eût moins l’accent et le génie du commandement. Ce qui n’est vrai chez nous que pour le métier des armes l’est chez les Turcs pour toutes les situations de la vie. Les hommes y valent tout ce qu’ils peuvent valoir par eux-mêmes ; jamais le souvenir de leur condition passée ne pèse sur leur esprit, ou n’affaiblit pour les autres l’autorité de leur dignité. Avec les idées du fatalisme oriental et les perspectives qui attendent le vrai croyant, l’inégalité des conditions perd toute son importance[1].

Élevé par la fortune des derniers rangs au premier, Kiuperli s’y trouva bien vite à l’aise ; il y apportait avec une grandeur native cet esprit pratique, rompu aux difficultés de la vie, aiguisé par l’adversité, sans lequel le génie même n’agit pas sur les hommes et consume en des rêveries sublimes sa faculté créatrice. Il concevait les

  1. « Souvent le grand-vizir descend en paix du trône de sa charge pour posséder doucement quelque petit gouvernement. Peut-être a-t-il alors plus de sujet de se louer de la fortune que de s’en plaindre, à moins que son ambition ne lui fasse regretter le poste qu’il a perdu, ce qui arrive rarement chez les Turcs, où ce n’est pas une honte d’être transplanté des montagnes dans les vallées. Ils savent tous d’où ils viennent, que l’argile est de la terre, que le grand-seigneur en est le maître, qu’il la pétrit comme il veut, et qu’il en fait des pots qu’il peut conserver ou casser quand il lui plaît. Comme il n’y a point de honte chez eux de déchoir de la grandeur, aussi ne sont-ils pas surpris de voir des gens de néant croître en un moment comme des champignons et s’élever par la faveur du prince aux plus hautes dignités de l’empire. » (Ricaut, État présent de l’empire ottoman.)