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de toutes parts sur l’Europe. Par la Morée et l’Illyrie, ils menaçaient l’Italie. Les courses des Barbaresques désolaient les rivages de la Méditerranée. L’Allemagne, surtout les états de l’Autriche, étaient ouverts et pénétrés ; la Hongrie, ce bouclier de l’Europe, comme on disait alors, ne la couvrait plus. Depuis la bataille de Mohacz (1526), la Hongrie n’existait que de nom ; elle avait vu périr ensemble dans cette journée néfaste la fleur de sa noblesse, son roi et sa dynastie nationale. Ce vaste royaume, qui s’étendait naguère des portes de Vienne jusqu’aux rives reculées du Dniester, était passé presque tout entier sous l’empire du croissant ; les Turcs étaient établis à Bude et à Temeswar. Sur ce trône, où le choix d’un peuple libre avait placé tour à tour les petits-neveux de saint Louis ou des héros populaires, Jean Huniade et Mathias Corvin, s’asseyaient maintenant les favoris obscurs du sérail ; des postes de janissaires étaient campés à quelques milles de Vienne ; des partis de Tartares faisaient irruption dans la Moravie, ramenant avec eux des troupes de captifs, d’enfans et de femmes. Ce furent des années pleines d’angoisses et d’effroi, dont le tableau rappelle les impressions de terreur qui troublèrent le monde romain à la veille de l’invasion des barbares.

L’Allemagne, mal guérie de ses blessures, voyait le cercle fatal se resserrer chaque jour autour d’elle. Les populations tressaillaient et s’agitaient dans une sombre épouvante ; de toutes parts on levait des soldats, on réparait les fortifications des villes, on garnissait les remparts ; les prédicateurs cherchaient à ressusciter le zèle qui aux siècles passés avait enfanté les croisades. Des pénitens parcouraient les rues, demandant grâce au ciel pour leurs péchés ou s’offrant en victimes expiatoires ; les veillées du foyer étaient assombries par la contemplation des malheurs passés et l’attente des calamités plus grandes encore que réservait l’avenir ; des images grossières suspendues autour du poêle représentaient les villes saccagées par les Turcs, les supplices infâmes infligés à des compagnons d’armes tombés entre leurs mains. Quelquefois aussi la légende merveilleuse de saintes filles exposées à la brutalité des mécréans et sauvées miraculeusement par l’apparition de la vierge Marie venait ranimer le courage, exalter la foi de la famille, jusqu’au moment où le cri d’alarme : « Le Turc vient, le Turc est là ! » se faisait entendre, et où les fantômes, de la peur se changeaient en de sanglantes réalités. Il y a un détail qui ne paraîtra pas puéril, si l’on songe combien il faut qu’un sentiment soit profond et universel pour passer dans cette langue expressive que les mères parlent aux petits enfans ; on dit encore en Hongrie et en Allemagne : « Le Turc vient, le Turc va venir ! » comme on nous disait dans notre enfance : « L’ogre est là pour vous manger ! »