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per cette atmosphère impure et de regarder vivre l’humanité au grand soleil ? Soit pour la comédie, soit pour le drame, il y a autre chose que ces recoins et ces ténèbres. Dans les sociétés issues de 89, la comédie, comme le drame, a devant elle tout un domaine, nouveau. Pour y marcher d’un pas sûr, il faut sans doute quelque chose de plus que l’adresse du métier et les combinaisons de la routine ; en revanche, l’inventeur ingénieux et, puissant qui répondrait à ce besoin de la conscience publique serait assuré d’une récompense égale à son effort. Le niveau de l’art s’élèverait avec la société elle-même, et l’auteur, au lieu d’enregistrer un succès de quelques soirs dont ses interprètes réclament la plus grande part, inscrirait son nom parmi les maîtres.

Mais tandis que nous rêvons ainsi à l’avenir de l’art, un incident nous ramène à l’imbroglio de personnes que nous voulions écarter. Le Supplice d’une femme vient de paraître accompagné d’une préface. On sait maintenant pourquoi l’affiche ne peut porter le nom de l’auteur : il y a deux pièces au lieu d’une. La première a été lue le 14 décembre 1864 au Théâtre-Français ; la seconde, représentée le 29 avril 1865, a été tellement remaniée, refondue, par un écrivain jeune encore, mais d’une vieille expérience théâtrale, que ce collaborateur, ce traducteur, cet élagueur (la préface lui donne tous ces titres) est en réalité l’auteur du succès, d’un succès qu’il ne peut décemment réclamer tant que l’inventeur du sujet refuse de donner son nom. C’est encore un supplice, comme on voit, supplice de comédie, pour faire pendant au supplice du drame : l’auteur élagué condamne l’élagueur victorieux à garder l’anonyme sur l’affiche. Bien plus, il lui prouve que son œuvre est absurde. « Tels qu’ils se meuvent, ces caractères se contredisent et ne résistent pas à l’examen. Il a fallu, pour les faire accepter du public et pour qu’il n’y regardât pas de trop près, tout le talent, l’immense talent, que les artistes ont déployé. Mathilde s’accuse et ne s’excuse pas ; elle dit ce qu’elle ne doit pas dire, elle dit ce qui en fait une femme vulgaire. » Nous avons exprimé ce sentiment, et même quelque chose de plus ; ce n’est donc pas à nous que s’adresse la préface quand elle « ose blâmer la critique de l’excès de son indulgence. » Malheureusement, si l’on condamne chez le second écrivain la mise en œuvre des caractères, ce n’est pas une raison pour souscrire à l’éloge que le premier se décerne en ces termes : « Tels que je les avais idéalisés, les caractères de Mathilde, de Dumont et d’Alvarez étaient trois caractères honorables aux prises avec une situation inextricable. » La préface ajoute qu’en passant de la pièce périlleuse à la pièce applaudie, « on tombe de toute la hauteur de l’idéal dans ce que la réalité a de plus vulgaire et de plus bas ; » elle insinue plus loin que la pièce périlleuse est la Phèdre de Racine, et la pièce applaudie la Phèdre de Pradon. Pourquoi tant de colère ? Entre les deux conceptions du Supplice d’une femme, la distance n’est pas si grande. Le vice des deux ouvrages est dans la situation même. Des deux collaborateurs, l’un invoque ce qu’il appelle l’idéal, l’autre s’en tient à ce qu’il croit la réalité : à dire toute notre pensée, la vérité n’est nulle part, et c’est elle seule pourtant qui fait les succès durables.


S.-R. T.


V. DE MARS.