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mouvemens tumultueux de son cœur sous le coup de l’horrible épreuve ; il est vrai et poétique lorsqu’il repousse l’enfant qui n’est pas le sien, et qu’aussitôt après, faisant éloigner la mère, il rappelle à lui la pauvre innocente, la presse contre son cœur, la couvre de baisers. L’homme excellent triomphe de lui-même dans ce mouvement surhumain. Que l’auteur y ait pensé ou non, il y a ici un trait de haute vérité morale. Rien de plus naturel pour l’homme de cœur que de s’élever au-dessus de la nature. Régnier a eu moins de mérite à faire valoir ce rôle que Mlle Favart à dissimuler tout ce qui nous répugne dans le caractère de Mathilde, Lafontaine a représenté Alvarez avec passion ; mais comment aurait-il évité le mélodrame ? Un rôle spirituellement écrit et lestement enlevé par Mlleo Ponsin est celui de Mme Larcey, la médisance en personne, le type de la femme désœuvrée, frivole, effrontée, sans âme, dont le babil impertinent amène ou explique les péripéties. Quant à l’enfant qui joue le rôle de la petite Jeanne, il fallait bien qu’elle traversât cette odieuse histoire, puisque sa présence contribue à faire éclater les fureurs espagnoles d’Alvarez et qu’elle fournit d’ailleurs à l’honnête Dumont les seuls accens émus dont la pièce retentisse ; nous souhaitons toutefois qu’on nous épargne à l’avenir de pareils spectacles. Plus elle est naïve, cette gentille enfant, plus on ressent une impression pénible à la voir circuler ainsi au milieu de ces sombres aventures.

Quand une œuvre, même, des plus contestables, paraît saisir aussi vivement le public, il est naturel de se demander quels symptômes elle révèle. Quel genre de drame est-ce donc là ? Il y a une centaine d’années, un écrivain justement oublié de nos jours, mais vanté par Voltaire, par d’Alembert et Grimm, avait inventé un genre qu’on appelait par dérision le comique larmoyant. Grimm proteste avec raison contre cette façon railleuse d’écarter les innovations perpétuellement nécessaires au théâtre. Il démontre fort bien que la comédie peut provoquer les larmes, qu’elle peut même devenir tragique ; mais il veut qu’elle soit toujours le tableau de la vie et l’étude de l’homme. Il voudrait surtout qu’on ne s’avisât plus de confondre la comédie avec le roman mis en action. En distinguant la comédie du roman dramatique, Grimm ne condamne pas ce genre nouveau ; il maintient seulement les degrés. « Il est vrai, dit-il, que la bonne comédie est l’ouvrage d’un génie bien supérieur, et qu’il est bien plus difficile de développer un caractère avec toutes ses nuances, et de le placer dans un tableau vrai, simple, intéressant, que d’imaginer des aventures et de représenter des événemens romanesques. Il faut du génie pour l’un, l’imagination suffit pour l’autre ; mais après l’admiration que nous arrache un excellent comique, le suffrage que nous accordons au romancier dramatique, si on peut l’appeler ainsi, n’est pas moins juste, et il faut beaucoup d’art, beaucoup d’âme et une grande connaissance du cœur humain pour réussir dans ce dernier genre. » Si l’on applique ces curieuses paroles de Grimm à l’état présent de notre théâtre, on verra que ce genre dont on abuse si fort aujourd’hui, ce genre si répandu et considéré comme une conquête, avait déjà obtenu d’assez grands succès au siècle dernier. Seulement le public en applaudissant ces romans arrangés en drame, la critique en les acceptant comme une des formes de l’art, y mettaient des conditions très précises. Voilà une différence assez grave entre les deux périodes. Certes je ne veux pas dire que